Né en 1952 à Montbéliard, Jean-Michel Maulpoix est l’une des grandes voix de la poésie contemporaine d’aujourd’hui. Il fait partie de ces poètes qui, depuis les années quatre-vingts, entendent s’écarter d’une poésie trop expérimentale et théorique, et réhabiliter les notions de « sujet » et de « lyrisme ». Ses travaux universitaires concernent précisément cette dernière notion, explorée à travers de nombreux essais parmi lesquels La Voix d’Orphée (1989), La poésie comme l’amour (1998), Du Lyrisme (2000) et Pour un lyrisme critique (2009). Mais il ne saurait être question pour autant de revenir à des pratiques héritées du passé, notamment romantiques, parfois critiquées pour leur sentimentalisme emphatique. Alors, à quoi ressemble ce « lyrisme critique » que Jean-Michel Maulpoix cherche à défendre ? Le mieux est encore de juger sur pièce, et c’est pourquoi je vous propose de découvrir aujourd’hui « Le grand pavois », qui est la section centrale de Une histoire de bleu.
Une histoire de bleu
Une histoire de bleu est, sans conteste, le recueil le plus célèbre de Jean-Michel Maulpoix. Paru en 1992 aux éditions du Mercure de France, il a ensuite été réédité dans la collection « Poésie » des éditions Gallimard en 2005, augmenté d’une préface d’Antoine Émaz, et suivi de cet autre très beau recueil qu’est L’instinct de ciel. L’ouvrage a été traduit en anglais, en coréen, en japonais, en allemand, en hongrois, en slovène.

Cet ouvrage se compose de neuf sections de neuf poèmes chacune. C’est dire que l’ouvrage est très composé, et cet agencement contribue à faire de l’ouvrage un recueil de poèmes, et non une simple suite de réflexions en prose. On notera que les poèmes ont été répartis en fonction de leur thème mais aussi de leur énonciation, certaines sections se distinguant par l’utilisation d’un pronom particulier.
Ces poèmes adoptent la forme de ce qu’on peut appeler un « carré de prose » : il s’agit de proses relativement courtes, centrées sur la page. Il ne s’agit donc ni d’une forme brève apparentée à la note ou au haïku, ni d’un poème en prose long à dominante narrative comme on en peut trouver dans les Petits poèmes en prose de Baudelaire, par exemple.
La section intitulée « Le grand pavois », par sa position centrale (c’est la cinquième), se démarque aussi des autres par la forme du vers libre. Les neuf poèmes de cette section ont ainsi un statut particulier. Ils sont tout à la fois l’emblème du recueil et sa critique. La dimension métapoétique est quasiment omniprésente dans ces poèmes où c’est bien de la poésie elle-même qu’il s’agit. On peut lire cette section comme une façon pour le poète d’interroger le lyrisme, de le revendiquer tout en le critiquant, de s’en moquer aussi. Aussi faudra-t-il souligner la dimension ironique de bien des passages. Pour autant, n’est-ce pas aussi une certaine façon de faire l’éloge de la poésie ?
Qu’est-ce qu’un « pavois » ?

Un pavois est d’abord un bouclier. Porter quelqu’un sur un pavois, c’était donc le « hisser sur un bouclier en signe d’accession à la royauté », et par extension le « parer d’une renommée exceptionnelle ». Mais dans le vocabulaire de la marine, le pavois désigne la « partie de la coque située au-dessus du pont » et, par extension, « l’ensemble des pavillons d’un navire ».
Le mot est un emprunt à l’italien pavese au sens de «bouclier d’osier ou de bois recouvert de cuir». Ce mot vient lui-même du nom de la ville de Pavie, celle-ci ayant probablement été, au Moyen Âge, un lieu réputé de fabrication d’armes (TLFi).
On distinguait entre un « petit pavois » et un « grand pavois », le premier consistant à hisser des pavillons nationaux, le second à hisser tous les pavillons du Code international, lors des jours de fête. Les bateaux sont alors parés de leurs plus beaux atours, si l’on peut dire.
Le titre de « grand pavois » annonce donc une tonalité qui serait celle de la grandiloquence, de l’emphase, de la glorification, et un registre qui serait celui de l’éloge. Est-ce que le poème lui-même valide cette attente ? C’est ce que je vous propose de découvrir en vous donnant à lire, sans plus attendre, un premier extrait.
La mer et ses clairons
« Clairons, chevaux légers du large, embouchure de la mer !
La cavalerie défile dans sa panoplie de vermeil
Voici de l’horizon le cordon et l’étoffe
Voici le casque et le cimier, l’encolure et le poitrail blancs
La mer à l’aurore entre dans la ville sur un air de régiment
Et par-dessus l’écume, noué dans les cheveux des femmes, un grand pavois multicolore. »
Jean-Michel Maulpoix, Une histoire de bleu,
Paris, Gallimard, coll. « Poésie », V-2, p. 80.
Ce passage relève d’un registre épique en ce qu’il assimile le spectacle de la mer à une sorte de défilé militaire. On relève, de fait, un fort champ lexical de l’armée, qui peut faire penser à des chansons de geste. Les clairons sont des instruments de musique qui appartiennent à la famille des cuivres, davantage utilisée pour des marches triomphales que pour des mélodies douces. Les clairons sont particulièrement employés dans la musique militaire. L’expression de « chevaux légers » joue avec le terme de « chevau-léger » qui est un ancien corps militaire de cavalerie — et ce dernier terme apparaît lui-même dans le poème. Un cimier est un « ornement fixé sur le sommet d’un casque et d’une coiffure en général » (TLFi). Un cordon peut désigner un « ruban que portent en écharpe les membres de certains ordres de chevalerie » (TLFi).
La solennité du genre épique apparaît encore à travers l’utilisation des phrases exclamatives, l’anaphore du présentatif « voici », la mise en évidence de la conjonction « et » en début de vers. Le recours à des échos sonores (assonances, allitérations, rimes internes) souligne la dimension claironnante du langage :
« Palmes et plages des pays en fuite sur la page !«
Ce que montrent ce recours au lexique militaire et ces échos sonores, c’est que le poète magnifie ici la mer, qui, au moment de l’aurore, fait une entrée triomphale dans la ville, comparable à un monarque. Cependant, cette magnification ne va pas sans une certaine distance critique. Aussi Jean-Michel Maulpoix fait-il apparaître très nettement une dimension ironique.
Un grincement ironique
« Avec mes tympanons, ma trompe et mes timbales
Je chanterai sur un semblant d’air lyrique
Le grand tintamarre de la mer et sa fable moderne et désuète
Pleine à ras bord de vieilleries et de trésors légendaires
Accrue de performances et de péripéties nouvelles
Traversée de cargos, de brise-glaces et de méthaniers monumentaux.
Ce sera une espèce inouïe de poème
Gonflé de belles images et de bons sentiments
Mimant à la manière antique le pathos de la mer et la discorde de ses bruits archaïques
Pressant l’accordéon du large au poumon bleu gonflé d’œdème
Faisant chanter ses boursouflures au pied des phares et des balises
Médusant ses moutons, ses mollusques
Soldant le gros temps à bas prix.
Jean-Michel Maulpoix, Une histoire de bleu,
Paris, Gallimard, coll. « Poésie », V-3, p. 81.
Un grincement ironique s’immisce en effet dans cette symphonie. La modalisation « un semblant d’air lyrique » annonce d’emblée la prise de distance du locuteur avec son propre discours. Les termes dépréciatifs sont nombreux : « tintamarre », « désuète », « vieilleries », « pathos », « boursouflures »… Aussi Jean-Michel Maulpoix souligne-t-il, notamment par l’expression « à ras bord », l’excès d’emphase de son poème, comparé à un discours de bonimenteur, « soldant le gros temps à bas prix ».

Aussi le poème laisse-t-il apparaître une forme de désenchantement. L’allitération en « t » qui souligne le rythme ternaire des instruments de musique « mes tympanons, ma trompe et mes timbales » vise ainsi moins à magnifier ces instruments qu’à présenter le poète comme une sorte d’homme-orchestre dont le lyrisme n’est qu’une parodie puisqu’il s’agit d’un « semblant ». Le poème n’est peut-être alors qu’une « performance », une pantomime plus ou moins grotesque, un ensemble finalement bien mièvre et naïf, pétri de « bons sentiments », qui ne parviendrait qu’à singer cet absolu qu’il ne peut atteindre. De fait, on peut voir dans ce poème un avant-goût du déchaînement ironique qui se déversera dans certains poèmes de Domaine public.
Cependant, on remarquera que Jean-Michel Maulpoix utilise le futur : « Je chanterai », « Ce sera une espèce inouïe de poème ». Tout désenchanté qu’il paraisse, le poète manifeste par ces phrases une certaine assurance. La distance critique ne l’empêche pas d’assumer ce poème avec ce qu’on pourrait appeler une forme d’énergie du désespoir, consistant à chanter malgré tout, à continuer d’écrire de la poésie, à proférer malgré tout ce chant boursouflé, quoique avec distance et second degré. Autrement dit, si le poème peut se lire comme une façon pour le poète de se moquer de sa propre pratique poétique, il en est aussi une forme de défense, le réquisitoire étant tout autant un plaidoyer ironique et distancié.
Ode à la mer
Aussi cette distance ironique ne doit-elle pas être confondue avec une forme de refus du lyrisme. La mer appelle de toute manière ce lyrisme, par sa démesure et sa beauté :
« Nous savons bien que sur la page le large tient par des ficelles
Nous prenons goût pourtant à bricoler sa démesure
Nous allons voir l’azur au cinéma, les bougainvillées et les voiliers blancs
Nous aimons le masque de velours de la mer, son uniforme de gala, et la tromperie de ses paupières fardées de bleu
Nous aimons que la langue lui ressemble, avec ses mièvreries, ses stéréotypes et ses bouffissures«
Jean-Michel Maulpoix, Une histoire de bleu,
Paris, Gallimard, coll. « Poésie », V-1, p. 79.
L’anaphore du pronom « nous » réunit le poète, le destinataire et l’ensemble des êtres humains dans un même attachement envers la mer, en dépit même de ses excès, de ses caprices de diva et de ses rengaines naïves. Sans doute la mer n’est-elle pas tout à fait personnifiée dans ce passage, car pour qu’il y ait personnification il faut qu’il y ait personnage, mais les métaphores employées par le poète conduisent à lui prêter des traits humains, renforçant ainsi cet attachement, déjà souligné par la répétition du verbe aimer. Aussi, si la langue du poème a des « mièvreries », des « stéréotypes » et des « bouffissures », si elle se prête à l’emphase en recourant massivement au rythme ternaire, c’est d’une façon totalement revendiquée, et justifiée par les caractéristiques mêmes de la mer.
« nous craignons tellement de mourir que nous savons gré à la mer de véhiculer notre angoisse sur l’énorme carrure de son bleu »
Jean-Michel Maulpoix, Une histoire de bleu,
Paris, Gallimard, coll. « Poésie », V-1, p. 79.
Il y a, dans la poésie de Jean-Michel Maulpoix, une inquiétude, tantôt vive, tantôt plus latente, qui est extrêmement intéressante dans la mesure où celle-ci dépasse la personne même du poète pour nous parler de quelque chose d’universel, de la fragilité de la condition humaine et de la façon dont nous vivons avec nos incertitudes, avec nos peurs et nos angoisses, bricolant chaque jour une façon de n’être pas trop malheureux. L’attraction de la mer apparaît à ce titre comme une façon parmi d’autres de tenir bon malgré la crainte de la mort. Si la mer est moquée par ses aspects de « cocotte lyrique », elle n’en est pas moins aimée. « L’homme qui regarde la mer est un enfant passible d’amour. »
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Il y aurait tant à dire sur les poèmes de « Le grand pavois », qui sont tout à la fois emblématiques du recueil par leur position centrale, et très singuliers par le choix du vers libre, par leur dimension presque épique par moments, par leur traitement ironique et distancié de l’emphase. Je n’ai pas cherché à commenter ni même à citer tous les poèmes, mais j’espère vous avoir donné une idée de cette section, voire donné envie de le lire.

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