« Une jeune fillette de noble cœur »

Cela fait un certain temps que je n’ai pas parlé de langue française. Je voudrais aujourd’hui commenter les paroles d’une chanson que j’ai apprise dans le cadre de la chorale dont je fais partie : en effet, cette chanson du XVIe siècle, intitulée Une jeune fillette, témoigne d’un état passé de la langue.

Première strophe

« Une jeune fillette
De noble cœur
Plaisante et joliette
De grand valeur
Outre son gré, on l’a rendue nonnette
Cela point le luy haicte
Dont vit en grand douleur »

Cette première strophe appelle plusieurs commentaires d’un point de vue linguistique, que je vais faire dans l’ordre du texte :

  • Joliette : Ce diminutif de « joli » est vieilli, de même que « nonnette ». De même, dans la deuxième strophe, on trouvera seulette (au sens de « seule »). Selon le Trésor de la langue française informatisé, les créations lexicales en -et, -ette étaient très nombreuses au XVIe siècle. Ce dictionnaire renvoie à la volonté des poètes de la Pléiade de rivaliser avec la richesse lexicale de l’italien. Les deux siècles suivants ont pris le contre-pied de cette tendance, tandis qu’aux XIXe et XXe siècle, le phénomène ne serait pas aussi moribond qu’il paraîtrait de premier abord.
  • Grand : On trouve ici la forme grand, que nous aurions tendance à analyser aujourd’hui comme une forme du masculin, en lieu et place de la forme attendue grande. C’est que le latin grandis a évolué, tant au masculin qu’au féminin, pour aboutir à la forme grant en ancien français. Il n’est donc pas utile de mettre une apostrophe, car il n’y a pas d’élision. Le féminin « grand » subsiste aujourd’hui dans certaines expressions consacrées : grand-mère, grand route, grand faim… (Voir TLFi)
  • haicte : C’est un verbe aujourd’hui disparu que le verbe haitier. Il faut consulter un Dictionnaire du Moyen français pour vérifier le sens de ce verbe : « agréer, plaire, réjouir ».
  • Dont : L’emploi du mot « dont » dans cette strophe m’a également un peu surpris. La consultation du Dictionnaire du Moyen français m’a permis d’apprendre que ce mot pouvait être utilisé avec le sens de « De quoi, en raison de quoi, ce dont », et il me semble que c’est précisément le cas ici.

Deuxième strophe

« Un soir après complie
Seulette estoit
En grand mélancolie
Se tourmentoit
Disant ainsi, douce Vierge Marie
Abregez moy la vie,
puisque mourir je doy. »

  • Les complies sont un terme de liturgie. Pour le DMF, c’est la « dernière partie de l’office canonial, qui se dit ou se chante après les vêpres », mais aussi « l’heure de l’office du soir », « à neuf heures du soir ». Le mot vient du latin completa hora, « heure qui termine, complète l’office », comme le précise le TLFi.
  • Les imparfaits en -oit témoignent d’un état passé de la langue. La graphie actuelle en -ait est assez récente puisqu’elle ne se généralise qu’au XIXe siècle, d’après une proposition de Voltaire. La réfection répond au besoin de réserver à la graphie /oi/ la prononciation [wa], la graphie /ai/ permettant alors de noter le son [è]. Ces imparfaits en -oit correspondent à l’évolution phonétique des imparfaits latins. Au XVIe siècle, elle se prononçait déjà [è], ce qui implique, pour respecter la rime, de prononcer « je dois » [je dwè].

Dernière strophe

« A Dieu vous dy
Les filles de mon pays,
Puisqu’en cest Abbaye
Me faut mourir,
En attendant
De mon Dieu la sentence
Je vy en espérance
D’en avoir réconfort. »

  • Le fait qui me semble le plus saillant dans cette dernière strophe est la syntaxe. Il faut comprendre selon moi : « Adieu, vous dis-je », et « les filles de mon pays » serait une apostrophe (il me semble qu’aujourd’hui, on ne mettrait pas de déterminant).
  • On relèvera également les graphies anciennes cest (pour cette), dy (dis), vy (vis).

*

On voit ainsi que la langue des XV-XVIe siècles, si elle ressemble beaucoup au français d’aujourd’hui, présente malgré tout des différences intéressantes à relever, et qui peuvent nécessiter quelques recherches pour accéder pleinement au sens. On s’en rend nettement compte en lisant Montaigne, Rabelais ou encore Ronsard dans des éditions originales. De nombreux éditeurs proposent des éditions avec orthographe modernisée, masquant du même coup l’évolution de la langue. Pour terminer, je vous propose deux vidéos, trouvées sur YouTube, de cette chanson :

Références de la chanson : Une jeune fillette, Chardavoine / Eustache du Caurroy. Pour la petite histoire, la chanson apparaît dans le film Tous les matins du monde.
Dictionnaires utilisés : TLFi, DMF.

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8 commentaires sur « « Une jeune fillette de noble cœur » »

    1. C’est effectivement ce qu’enseignaient (à tort pour une fois) certains instituteurs ! en réalité, « grand » ou « grant » procède de l’accusatif latin « grandem » au masculin comme au féminin et non de l’élision d’un « grande »…. L’orthographe correcte est donc bien grand-mère, grand-route, grand-messe…

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  1. tiens, une surprise- que cette de lire une poesie dediee printemps/ par le motiv/ travers le motif de l fille tres jeune, gracieuse/ presente, chaque soir quand-meme au service religierux, pentdent les vepres…
    le 16 eme siecel… Le motif Seulette suis-je/ traite par Marie de France la premiere femme poete, professioniste de votre pays.
    Une antytese/attendrissante/ entre la purte, grace, beaute/ dela fillette – au temps de la Renaissance / et ses preoccupations devotes. Quelle inspiree mise en scene! Ce Jorde Saval! quellle allure ! Il a des relations etroites avec la culture roumaine – la musique de Demetre Cantemir !/jouee a viola-da gamba !

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