Alors que les studios Disney s’apprêtent à sortir une version en images de synthèse de leur célèbre dessin animé — l’un de mes préférés de ce producteur — , je voudrais profiter de cet événement pour vous parler de la notion d’épopée.
La communauté des animaux

Le propre d’une épopée, c’est d’être la voix d’une communauté. On se souvient des mots d’Aimé Césaire : « Je serai la bouche de ceux qui n’ont point de bouche ». L’épopée peut se lire comme le récit qui soude la tribu, le groupe, la communauté.
Or, cela se vérifie dans Le Roi Lion : le dessin animé commence, de façon très émouvante, avec le rassemblement de tous les animaux autour du grand rocher. Tous semblent se mouvoir d’un même élan. Ils font partie d’un même groupe, d’une même société, par-delà d’ailleurs les différences d’espèces (là où, dans la réalité, il y a des prédateurs et des proies…).
Le fait que le dessin animé commence par une chanson en langue africaine est très bien vu. Je ne crois pas, de mémoire, qu’il y ait un autre film des studios Disney qui ait fait ce choix de faire entendre la langue originale. On peut y voir une image de cette parole collective soudée autour de la nature africaine — sublime image du soleil levant sur la savane africaine.
La voix de l’aède, du griot

Cette parole collective, dans une épopée, est prise en charge par un aède, un griot. Dans le dessin animé, le personnage qui pourrait incarner cette fonction, quoique cela ne soit pas explicite, ce serait le singe Rafiki, mi-chamane, mi-sorcier, qui a aussi et surtout une fonction d’adjuvant et de guide. C’est lui qui orchestre la cérémonie d’intronisation du jeune Simba, le nouveau-né, le fils héritier du roi.
La dimension cosmogonique
La plupart des grandes épopées présente une dimension cosmogonique, autrement dit un mythe de l’univers. Le discours épique n’est pas seulement un récit, il confronte les personnages à un ordre du monde qui les dépasse. Cette dimension est également présente dans le dessin animé.
Dès la chanson inaugurale, il est question du grand « cycle de la vie », qui est également la notion essentielle qu’enseigne le roi Mufasa à son fils Simba. On peut y voir une notion d’ordre naturel, une harmonie qu’il convient de préserver, un équilibre vital. Mufasa explique que, si les lions sont autorisés à manger des gazelles, c’est que ceux-ci, en mourant, se transforment en l’herbe que mangent les gazelles.
Les êtres sont ainsi considérés comme partie prenante d’une « ronde infinie », tous reliés les uns aux autres, loin de toute conception individualiste.
Un itinéraire initiatique

Simba, le héros, n’est au début du film qu’un jeune lionceau prétentieux, qui use et abuse de son statut princier pour se moquer du majordome Zazu. Il est imprudent, bravant l’interdiction de se rendre au cimetière des éléphants, mettant ainsi sa vie, ainsi que celle de son amie Nala, en danger.
Les différentes péripéties du film peuvent donc se lire comme une succession d’épreuves initiatiques, lesquelles permettront, in fine, au héros d’acquérir les compétences et la sagesse nécessaires pour succéder dignement à son père sur le trône.
Le terme allemand de Bildung — qui signifie « construction » — est souvent utilisé pour décrire la progression du héros, dont les différentes épreuves traversées sont autant de moments d’apprentissage permettant d’acquérir les qualités nécessaires pour devenir un héros accompli.
Parmi ces épreuves, il y a celle de l’exil, thème épique par excellence, que l’on pense à l’exode des Juifs dans la Bible, à l’isolement d’Ulysse qui cherche à retrouver les siens dans l’Odyssée, à la récréantise qui exclut le héros du groupe des chevaliers dans Érec et Énide de Chrétien de Troyes… Le thème se retrouve dans les poèmes épiques contemporains, par exemple chez Saint-John Perse.
La nékuia

L’épopée est aussi un genre qui se confronte à la mort. Le jeune Simba doit, très tôt, faire face à la mort de son père, assassiné par son oncle Scar. Le deuil justifie l’exil. Pendant un temps, le héros préfère se réfugier dans l’oubli de son destin, menant une existence paisible loin de la Terre des Lions.
Ce qui va ramener Simba à son destin, outre l’arrivée de Nala, c’est la vision de son père qui lui parle par-delà la mort. On touche là à un motif épique essentiel, qu’on appelle la nékuia.
Ce mot grec désigne l’invocation des morts, et renvoie notamment à l’invocation par Ulysse du devin Tirésias dans l’Odyssée. Ce motif — de même que celui de descente aux Enfers ou catabase — rappelle que l’épopée relie aussi les vivants aux morts. Cette dimension surnaturelle se retrouve par exemple dans Les Aventures de Télémaque de Fénelon, où le fils d’Ulysse est également amené à visiter l’Hadès.
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Aussi convient-il de ne pas déprécier d’emblée l’industrie du grand divertissement américain. Les dessins animés des studios Disney ne sont pas devenus de grands classiques pour rien. Un film comme Le Roi Lion témoigne d’un souci de la qualité qui se retrouve tant dans l’intrigue que dans l’élaboration des images, sans parler de la bande son qui est tout simplement magnifique. Certes, certains éléments comiques — le phacochère qui pète, etc. — rappellent cette industrie du divertissement, mais apparaissent aussi comme des contre-points nécessaires dans une intrigue qui présente des moments plutôt sombres.