Le journal en ligne Atlantico a fait récemment paraître un article sur l’éducation au titre sensationnaliste : « 90% de réussite au bac, 60% d’illettrisme : comment mettre fin à l’un des plus gros mensonges français ? » Il s’agit d’un article intéressant, mais avec lequel je ne suis pas tout à fait d’accord. C’est pourquoi je voudrais donner ici une opinion plus nuancée.
Le biais des pourcentages
Le titre crée l’indignation en rapprochant deux pourcentages :
- 90 % de réussite au bac
- 60 % d’illettrisme

Le lecteur qui ira un peu vite pourra très aisément s’imaginer que 60 % des élèves de Terminale sont illettrés. Ce qui, bien entendu, n’est pas le cas. Les deux pourcentages ne sont pas établis par rapport à la même population. Dans le premier cas, il s’agit du taux de réussite mesuré parmi la population des personnes présentant l’examen. Je pense très probable que même une personne ayant réussi le baccalauréat au bout de plusieurs tentatives soit comptée parmi les réussites.
On peut noter que le journaliste n’indique nulle part d’où proviennent ces chiffres. D’après le journal Le Parisien, les résultats du baccalauréat 2019 ne seront connus que le 5 juillet. Le pourcentage indiqué ne correspond donc pas aux résultats de cette année scolaire. Toujours selon Le Parisien, le pourcentage de réussite était de 88,2 % en 2018, toutes séries confondues. La part d’admis est plus importante dans la voie générale que dans les voies technologique et professionnelle.
Quant au pourcentage d’illettrisme, il est probablement, quant à lui, mesuré non parmi les seuls candidats au baccalauréat, mais parmi l’ensemble d’une génération. L’auteur ne donne pas davantage de source, tout en indiquant que les évaluations réalisées par « l’institution militaire » sont plus fiables que celles menées par le système éducatif.
Or, selon l’Agence Nationale de Lutte contre l’Illettrisme, ce fléau concerne « 7 % de la population adulte âgée de 18 à 65 ans ayant été scolarisée en France ».
L’article d’Atlantico fournit ensuite un exemple de copie, présentée comme représentative de l’ensemble des copies. Certes, la pensée ne vole pas haut, et l’orthographe est défaillante. Mais il ne s’agit pas d’un exemple d’illettrisme pour autant : la personne est capable de se faire comprendre à l’écrit.
Quelques facteurs d’explication
On voit donc que les chiffres avancés par l’article peuvent prêter à confusion pour le lecteur qui lirait un peu vite. Cependant, le constat est réel d’un niveau insuffisant à l’entrée de l’Université : j’ai pu le remarquer moi-même lorsque j’enseignais à la fac. Comment expliquer cela ?

- Quand j’étais collégien, il existait des « Quatrièmes techno » et des « Troisièmes d’insertion », où étaient scolarisés les élèves dont le niveau était insuffisant pour permettre l’accès au lycée général. Ceux-ci pouvaient s’orienter ensuite vers des formations professionnelles, ou entrer directement dans la vie active. Je ne connais pas assez ces filières pour être à même de les juger ; peut-être présentaient-elles des défauts qui justifiaient qu’elles fussent supprimées. Cependant, je ne peux que constater qu’elles n’ont été remplacées par rien, si ce n’est la « Troisième prépa-pro ».
- La disparition quasi-totale du redoublement pose également problème. Je ne suis pas du tout un fan du redoublement. Je pense en effet qu’il n’est pas toujours opportun de faire refaire exactement la même chose à un élève pendant un an, comme si cela pouvait tout résoudre. Mais je pense malgré tout que cela peut être une aide facile à mettre en place, dans certains cas. Bref, il ne faut pas, selon moi, s’interdire de faire redoubler. Il faut également mentionner le fait que l’assurance de ne jamais risquer de redoubler peut inciter des élèves à travailler le moins possible.
- L’inclusion sans moyens des élèves à « besoins éducatifs particuliers » est également un souci. Tous les enfants ont le droit de bénéficier d’un service éducatif adapté. Or, le plus souvent, il revient aux enseignants de se débrouiller avec les moyens du bord, les services compétents étant généralement débordés et se retrouvant obligés d’établir des priorités. Ces élèves étant inclus dans les classes, ils font naturellement partie des statistiques (taux de réussite, enquêtes PISA, etc.), ce qui n’est pas nécessairement le cas dans les études réalisées à l’étranger.
Mieux vaut des épreuves faciles notées sévèrement, que des épreuves difficiles surnotées
Je remarque parfois, en lisant des sujets de brevet des collèges ou de baccalauréat, que ce que l’on demande aux élèves est réellement difficile. Les épreuves nécessitent souvent, non seulement une compréhension fine des enjeux du programme, mais encore une capacité d’analyse et de synthèse assez élaborée, voire une capacité à mettre en relation des points du programme en principe enseignés séparément. Les élèves ne s’en sortent alors que grâce à une notation excessivement bienveillante.
Je préférerais, et de loin, que les épreuves soient plus faciles, moins longues, plus claires, et surtout plus proches de ce qui est fait en classe tout au long de l’année, mais qu’ensuite, les élèves soient notés sur leur niveau réel. Une mauvaise note aurait alors du sens, elle signifierait que l’élève ne possède pas les bases sans lesquelles il est impensable de poursuivre le cursus plus avant.
Des élèves qui comprennent, mais qui ne retiennent pas
Il me semble, d’après ma petite expérience, que les élèves qui rencontrent de très grandes difficultés de compréhension sont, malgré tout, assez peu nombreux. Je ne suis pas sûr que les élèves en très (très) grande difficulté soient plus nombreux qu’avant.
En revanche, ce que je constate de plus en plus, ce sont des contre-performances d’élèves qui avaient fort bien compris les notions travaillées en classe, mais qui peinent ensuite à les réinvestir sur le long terme.
Je suis parfois surpris de voir une notion difficile assez bien comprise lors d’une séance de découverte fondée sur la manipulation et la découverte, puis tout aussi étonné lorsque, le temps de l’évaluation étant arrivé, les résultats ne sont pas au rendez-vous.

Pour le dire autrement, je ne crois pas que les élèves soient plus bêtes qu’avant. Je ne crois pas qu’ils soient moins vifs ou moins intelligents. Mais, de plus en plus souvent, les apprentissages peinent à s’inscrire dans le long terme. Pour moi, le problème se situe moins du côté de la compréhension que de celui de la mémorisation et de l’automatisation.
Pour être capable d’apprendre de nouvelles choses, il faut de l’espace de cerveau disponible. Il faut donc que les anciennes compétences soient non seulement comprises, mais que l’élève n’ait plus besoin d’y réfléchir profondément pour réussir. C’est ce qu’on peut appeler l’automatisation. À un moment donné, il ne suffit pas de comprendre, il faut encore que cela soit automatisé de sorte de n’avoir plus besoin d’y penser. Comment voulez-vous conjuguer un verbe si vous devez encore vous concentrer pour vous souvenir de la forme des lettres de l’alphabet ? Comment voulez-vous écrire une phrase si vous devez encore vous concentrer pour conjuguer un verbe ? Et ainsi de suite…
Pour faire une métaphore agricole, si les élèves étaient des plantes et les professeurs des jardiniers, je dirais que les professeurs « arrosent » les plantes du mieux qu’ils peuvent, mais que tout se passait comme s’il n’y avait pas de terre pour retenir l’eau. Les élèves comprennent sur le moment même, mais il n’en reste pas grand-chose ensuite.
Les savoirs enseignés à l’école doivent être réactivés pour s’enraciner. Sans cela, on a parfois l’impression que les élèves ne retiennent rien et qu’il faut refaire plusieurs fois la même chose. Or, l’école n’a pas toujours le temps nécessaire pour prendre en charge cette dimension de réactivation autrefois déléguée à l’éducation familiale.
C’est là, il me semble, ce qui fait la différence entre les familles aisées cultivées et les familles défavorisées. Dans les premières, l’enfant a déjà vaguement entendu des choses qu’il reconnaît ensuite en classe. Il a accès à un horizon plus large. L’enfant de famille défavorisée a, lui, beaucoup moins de références sur lesquelles s’appuyer.
Il est sidérant d’entendre que, dans des communes des Alpes-Maritimes, des élèves de collège n’ont jamais vu la mer, voire ne sont jamais sortis de leur quartier, si ce n’est dans les temps de sorties scolaires. Ce n’est qu’un exemple qui ne vaut que ce qu’il vaut, mais qui montre bien, je trouve, à quel point la pauvreté du vécu impacte négativement les apprentissages.
Des élèves qui ne sont pas disponibles pour apprendre
Je crois que le fond du problème ne réside pas dans les programmes, dans les modalités des épreuves, ou dans la forme même du système éducatif. Je crois que le nœud du problème, c’est que les élèves ne sont pas disponibles pour apprendre.
C’est une vérité de La Palisse, qui n’est pourtant que trop rarement rappelée : il faut être heureux pour apprendre. On ne parvient pas à s’intéresser aux conversions des décilitres en hectolitres, on ne parvient pas à mémoriser la flexion du passé simple, on ne parvient pas à analyser l’organisation géographique d’un espace portuaire, si l’on a sans cesse l’esprit préoccupé, voire angoissé.
Or, il me semble que nombreux sont les élèves préoccupés. Nombreux sont les enfants qui quittent trop tôt le monde d’insouciance qui devrait être le leur. Les sujets d’inquiétude ne manquent pas. On ne mesure pas toujours l’impact que peut avoir, par exemple, le divorce des parents sur l’évolution d’un enfant. Ou l’accès à des images terrifiantes, notamment issues des jeux télévisés. On ne le dit pas assez, mais nos enfants sont les enfants du terrorisme. Ils ont vécu, directement ou à travers des images, les attentats du Bataclan et de la Promenade des Anglais. Ils entendent tous les jours des prophéties apocalyptiques prédire l’effondrement de notre civilisation suite aux menaces que les activités humaines font penser sur l’environnement naturel.

À cela s’ajoute la problématique de ce qu’il est convenu d’appeler les enfants-rois, trop habitués à ne faire que ce qu’ils veulent, et qui sont vite déstabilisés dès lors qu’on exige d’eux un effort que leur vie quotidienne ne les prépare pas à fournir. Cette problématique est réelle, mais elle n’explique cependant pas tout. Les enfants doivent pourtant comprendre que l’on ne peut se comporter en collectivité comme on pourrait le faire seul. Certains enfants et adolescents manquent d’un cadre structurant alors même que ce dernier paraît bénéfique aux apprentissages.
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Bref, je crois qu’il est un peu facile de juxtaposer deux pourcentages qui ne sont pas établis par rapport à la même population. Nos bacheliers ne sont pas des illettrés. Ils ont, en revanche, un niveau qui n’est pas toujours à la hauteur de ce qui est attendu dans les études supérieures. J’ai essayé, dans les lignes qui précèdent, d’en cerner quelques causes. Celles-ci ne sont rien d’autre qu’un ressenti personnel. Aussi aimerais-je avoir votre propre point de vue : n’hésitez pas à intervenir dans l’espace des commentaires.
Merci pour cet article très intéressant !
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Je suis très heureux que cet article vous ait plu. 😉
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très bon article merci de déconstruire les fables et les effets de choc sans réel fondement des journalistes !
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Merci !
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Merci de cette analyse, j’ai déjà critiqué sur Quora cet article que je trouve profondément injuste et polémique (et qui commence par une pas définir l’illettrisme et fait preuve d’une fâcheuse tendance à argumenter à partir d’une copie supposée « représentative ». Je vous rejoins entièrement quand vous dites qu’il vaut mieux une épreuve facile jugée sévèrement que les épreuves actuelles qui sont effectivement souvent difficiles (j’ai été frappée par le niveau élevé de ce qu’on enseigne en terminale à mes enfants) mais noté du coup de façon déconnectée par rapport au travail effectué. J’ai également constaté cette tendance à ne rien garder sur le long terme, passablement décourageante à la longue. Il faut beaucoup expliquer aux élèves comment travailler pour intégrer réellement des connaissances.
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Merci beaucoup pour ce commentaire, je suis heureux de voir que je ne suis pas seul à penser ainsi.
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