Né en 1907 et mort en 1988, René Char fait partie — avec Ponge, Aragon, Perse et Michaux, notamment — des poètes qui ont traversé tout le vingtième siècle. Après des débuts dans le sillage du surréalisme, il participe activement à la Résistance, dont il témoignera dans Feuillets d’Hypnos. Le poème « Allégeance » clôt La Fontaine narrative (1948), recueil intégré à Fureur et Mystère.
Voici, donc, le poème, tel qu’on peut le lire à la page 278 des Oeuvres complètes de René Char, parues dans la prestigieuse collection de la « Bibliothèque de la Pléiade » en 1983 (rééd. 2004) :
Dans les rues de la ville il y a mon amour. Peu importe où il va dans le temps divisé. Il n’est plus mon amour, chacun peut lui parler. Il ne se souvient plus ; qui au juste l’aima?
Il cherche son pareil dans le vœu des regards. L’espace qu’il parcourt est ma fidélité. Il dessine l’espoir et léger l’éconduit. Il est prépondérant sans qu’il y prenne part.
Je vis au fond de lui comme une épave heureuse. À son insu, ma solitude est son trésor. Dans le grand méridien où s’inscrit son essor, ma liberté le creuse.
Dans les rues de la ville il y a mon amour. Peu importe où il va dans le temps divisé. Il n’est plus mon amour, chacun peut lui parler. Il ne se souvient plus ; qui au juste l’aima et l’éclaire de loin pour qu’il ne tombe pas ?
Une prose rythmée
Si la disposition du poème est bien celle de la prose, René Char a malgré tout fait le choix d’un retour régulier de groupes rythmiques isosyllabiques, au point que le vers perce sous la prose. Même en l’absence de rimes, le rythme de l’alexandrin est nettement perceptible. On évitera toutefois de parler d’alexandrins, puisque de toute évidence ce n’en est pas : il s’agit de retrouver le rythme de l’alexandrin dans un poème en prose.
Dans la plupart des phrases, il est même possible d’identifier non seulement les douze syllabes de l’alexandrin, mais encore une pause après la sixième syllabe, la fameuse « césure à l’hémistiche » qui fait partie de la définition même de l’alexandrin.
1- Dans les rues de la ville // il y a mon amour.
2- Peu importe où il va // dans le temps divisé.
3- Il n’est plus mon amour // chacun peut lui parler.
4- Il ne se souvient plus ; // qui au juste l’aima ?
5- Il cherche son pareil // dans le vœu des regards.
6- L’espace qu’il parcourt // est ma fidélité.
7- Il dessine l’espoir // et léger l’éconduit.
8- Il est prépondérant // sans qu’il y prenne part.
9- Je vis au fond de lui // comme une épave heureuse.
10- À son insu / ma so- // -litude / est un trésor.
11- Dans le grand méridien // : où s’inscrit son essor,
12- ma liberté le creuse.
13- Dans les rues de la ville // il y a mon amour.
14- Peu importe où il va // dans le temps divisé.
15- Il n’est plus mon amour // chacun peut lui parler.
16- Il ne se souvient plus ; // qui au juste l’aima
17- Et l’éclaire de loin // pour qu’il ne tombe pas ?
Réécrire le poème en le disposant en vers, comme nous venons de le faire, est très éclairant, et rend visibles certains phénomènes dont il est important de parler. Cependant, il faut bien se souvenir du fait que ce n’est pas la disposition souhaitée par le poète. Aussi faudra-t-il également interroger le sens de la disposition en prose.
- La disposition en vers montre que les phrases s’organisent assez aisément sous la forme de « quatrains », même si le vers 12 ne compte que 6 syllabes (un hémistiche) et si la dernière « strophe » est un quintil.
- Il est possible de marquer la césure dans presque tous les vers. Au « vers » 10, celle-ci interviendrait en milieu de mot, ce qui, bien sûr, n’a rien de régulier. Mais ce « vers » se scande aisément en 4/4/4, ce qui correspond au fameux « trimètre romantique ». En principe, cependant, la mesure 4/4/4 se superpose à la mesure 6/6 sans l’effacer complètement. Ici, nous avons une césure en milieu de mot, non perceptible à l’oreille. René Char prend ici une liberté à l’égard de la tradition, mais il est un peu naïf de le relever, dans la mesure où, au moment où Char écrit, cela fait déjà plus d’un siècle que les poètes se permettent de bousculer les règles, voire de s’en affranchir.
- On notera, aux vers 1 et 13, que la césure « tombe » sur un e muet non compté. C’est ce qu’on appelle traditionnellement une « césure épique ».
- On remarquera que si le poème n’est pas totalement rimé, il y a cependant des échos phoniques voire une esquisse de système rimique. Dans le premier « quatrain », on a l’assonance de « divisé » avec « parler », et une rime sémantique avec « amour » et « aima » (ce n’est pas le même son, mais c’est le même sens). De même, on notera la rime de « regards » et « part » dans la deuxième strophe (avec, en sus, « espoir » placé à la césure). La troisième « strophe » est rimée de façon tout à fait traditionnelle (rimes embrassées). Dans la dernière « strophe », on a une assonance de « aima » avec « pas ».
- Enfin, impossible de passer à côté de l’effet de refrain entre les « strophes » du début et de la fin.
Avant d’aller plus loin, une petite précision terminologique s’impose. Nous avons systématiquement parlé de « vers » et de « strophes » entre guillemets. Ces termes ont été utilisés par commodité, mais il faut bien se souvenir que le texte écrit par René Char a été disposé en prose. On ne peut donc parler véritablement de vers et de strophes. D’où l’emploi, dans les lignes qui précèdent, des guillemets.
Une harmonie retrouvée, mais fragile
Il me semble possible d’interpréter ces choix formels comme une volonté de marquer le retour d’une certaine harmonie, d’une atmosphère paisible, après des poèmes qui évoquent l’horreur nazie et témoignent de la Résistance. L’Histoire de la littérature française du vingtième siècle dirigée par Jean-Michel Maulpoix définit le recueil La Fontaine narrative comme le « retour de l’espoir » : « L’optimisme triomphe en fin de recueil ». Or, « Allégeance » est le dernier poème du recueil.
Cependant, on remarque qu’il ne s’agit pas d’un retour à une versification régulière. Outre la disposition en prose, nous avons vu que certains « vers » ne sont pas rimés. L’isométrie n’est pas parfaite (v. 12 raccourci de moitié). Toutes les « strophes » n’ont pas le même nombre de « vers ».
Je me demande s’il n’est pas possible d’y voir la conscience de l’impossibilité de faire comme si rien ne s’était passé. Quelque chose s’est brisé qui empêche le retour à une versification traditionnelle (laquelle, d’ailleurs, n’a guère été employée par René Char, la plupart de ses poèmes sont en prose ou en vers libres). Le mot de « solitude » est coupé en deux par la césure…
L’amour dans le domaine public
Ce poème est rédigé à la première personne. Il parle de « mon amour ». Mais il ne s’agit pas d’un poème autobiographique, encore moins d’une envolée romantique. Cet amour se dilue « dans les rues de la ville ». Il n’appartient plus en propre au poète. Il a quitté la sphère de l’intimité pour devenir une sorte de bien commun : « Il n’est plus mon amour, chacun peut lui parler ». En somme, et pour reprendre une expression chère à Jean-Michel Maulpoix, je dirais que René Char fait ici tomber son amour dans le « domaine public ».
Aussi y a-t-il dans le poème un certain détachement. Si le poème parle d’amour, ce n’est pas sur le ton de la passion. Cet amour est frappé d’amnésie : « Il ne se souvient plus ». Il ne sera donc pas question pour le poète de faire état de ses sentiments personnels, ou de narrer un épisode de sa vie amoureuse.
C’est pourquoi je serais tenté de parler d’amour universel. En dévêtant cet amour de toute caractéristique personnelle et particulière, René Char semble en faire un sentiment général, identifiable à l’amour pour son prochain, quel qu’il soit : « Il cherche son pareil dans le vœu des regards ».
Autrement dit, le poète, après Baudelaire, voit dans son prochain un « semblable », un « frère ». René Char sonde le regard d’autrui en espérant y trouver une réponse à son propre amour fraternel. On imagine ici le poète marchant « dans les rues de la ville », à la recherche d’un semblable.
La phrase « L’espace qu’il parcourt est ma fidélité » est plus énigmatique. Le pronom « il » paraît désigner cet amour que le poète fait circuler « dans les rues de la ville ». Le poète est donc fidèle à la ville elle-même, à l’ensemble de ses habitants qui, comme lui, ont connu la guerre. La fidélité du poète ne s’attache pas à une personne en particulier, mais à un « espace ».
Ce parcours « dessine l’espoir et léger l’éconduit ». Il me semble que le pronom « le » désigne l’espoir. L’amour ne fait donc qu’esquisser l’espoir. Éconduire, c’est éloigner, repousser. L’amour dessine et repousse l’espoir. Il me semble donc que l’espoir demeure fragile. « Il est prépondérant sans qu’il y prenne part ». Là encore, la difficulté est de savoir quoi mettre derrière les pronoms. Je dirais : l’amour est prépondérant sans qu’il prenne part à cet espoir. Le poète est donc certes animé d’un amour altruiste, plein d’espoir, mais reste en même temps à l’écart de cet espoir. Comme s’il ne pouvait tout à fait jouir de cette allégresse. Comme s’il ne pouvait totalement prendre part à la réjouissance.
D’où l’étrange alliance des termes « épave heureuse ». Le poète rapproche une image de destruction et une idée de bonheur. De même, le terme négatif de « solitude » est rapproché de celui, positif, de « trésor ». Et le terme positif de « liberté » est nuancé par l’idée de creusement : « ma liberté le creuse ».
Qui, au juste, l’aima ?
Le retour, comme un refrain, de la première strophe change notre interprétation par rapport à la première lecture. Il y a une impression de circularité. On reste avec cette amnésie : « il ne se souvient plus ». Il y a quelque chose de tragique, en tout cas de poignant, dans cette question : « Qui au juste l’aima ? » Le poète semble bien seul, distribuant l’amour « dans les rues de la ville » mais finalement peu aimé en retour. Car derrière ce « qui » se cache peut-être l’idée, en tout cas la hantise, que personne ne l’aima.
Personne, vraiment ? Mais qui, alors, « l’éclaire de loin pour qu’il ne tombe pas » ? Le choix de l’indicatif présent suggère qu’il y a bien quelqu’un ou quelque chose qui l’éclaire, certes de loin. Quelqu’un ou quelque chose qui veillerait discrètement sur lui comme un ange gardien ? Le poème ne permet pas de l’affirmer. Y eut-il quelqu’un qui, même de loin, l’aima ?
J’espère que ce poème vous a plu. N’hésitez pas à partager votre avis, votre impression, votre analyse… Merci de laisser un petit commentaire !

(Image d’en-tête : Pixabay, image rognée)
Je crois que l’alexandrin entretient un rapport très particulier avec la langue française. Il est, selon moi, dans la structure de la langue comme le matériel génétique dans la cellule. Merci pour cet article, hg
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Je vous remercie bien pour votre commentaire.
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Merci pour votre analyse à la fois précise et libre de ce beau poème. Et merci aussi à Hervé Gasser pour l’alexandrin ADN de la langue française.
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Merci à vous pour ce commentaire !
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En tant qù Auteure dun recueil « Etres de Solitude », je me sens en totale symbiose avec l’art de René Char. C’est un poète hors du commun (Eluard, Rimbaud, Verlaine ( nuance et musicalite) ,Garcia Lorca, Neruda). Je ressens profondément ce qu’ill veut dire signifier sans avoir besoin désormais d’analyser. … Mais vous nous donnez une très grande interprétation de ce poète immortel. Merci Beaucoup !
Françoise Sérandour
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Merci beaucoup pour ce commentaire !
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est ce que vous ne pensez pas qu’une interprétation métadiscursive est possible pour ce poème : cet « amour » du poète serait l’oeuvre qui une fois publiée ne lui appartient plus mais appartient au public ( « chacun peut lui parler ») ?
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Votre commentaire m’a conduit à relire le poème et à y trouver cette dimension métadiscursive. Le poète, en écrivant, fait passer son amour dans le domaine public, de la même manière que le poème sort de l’intimité en étant publié.
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Merci beaucoup pour votre commentaire.
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Bonjour – Si je peux aider…
L’amour est dans Allégeance le bain qui soumet tout aimant à une force dirigée vers le haut et égale à… Quand le bain refroidi, on s’en retire, le bain demeure et continue sa vie. Il est simplement impersonnel. Sa vitalité demeure indéniablement parce que l’aimant y trouvera – peut-être éternellement (épave) – un discret bonheur : vitalité qu’il entretient en retour par l’attachement résiduel qu’il chante sous la forme de la fidélité, vitalité elle-même renforcée par la solitude qui le prolonge, et donc plus généralement par la liberté retrouvée, et exercée que ce soit dans le registre amoureux ou plus largement. Un mort ou un esclave fait un piètre soutien.
Bien qu’impersonnel, l’amour est circonscrit au domaine ouvert précisément par celui qui l’a éprouvé et ne peut sortir des limites que la fidélité de celui-ci entretient par sa mémoire. La liberté de son initiateur participe de sa vigueur prolongée dans ces limites, via la fidélité et le caractère unique (trésor) en raison de la solitude. Le souvenir vivace sauve un vécu du néant, bien que ce qui est sauvé ignore tout de ces ressources occultes (à son insu, etc.).
Allégeance réfère au caractère essentiel de l’amour (« prépondérant ») : à côté de cette importance vitale, l’espoir de l’Amour qui éclaire certains regards est digne de peu de considération en tant que tel de la part de l’amour qui a été vécu. Il n’y a aucune tristesse, à peine un soupçon de nostalgie : la gratitude et la fermeté du sentiment lissent ou transcendent la question de la fin d’un amour ; plutôt ainsi un changement d’état (domaine public oui !). Oui, on peut ainsi étendre l’amour, au poème, puis à tout ce qu’a tenté de donner le poète (« … transmettez votre part d’émerveillement, de rébellion, de bienfaisance ») ; cela demeure tant que quelqu’un le vit d’une quelconque façon.
Merci pour votre part.
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Merci pour cet éclairage !
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