« Le poète ne cotise pas à la sécurité sociale »

Les poètes sont-ils maudits ? Sont-ils voués, depuis Platon, à demeurer des sortes de parias de la société ? Sont-ils des fainéants, des inutiles, des bons à rien ? Des cigales qui ne savent que chanter ? De tels clichés ont la vie dure… Et Daniel Biga, dans « Le poète ne cotise pas à la sécurité sociale », retourne le stigmate, assumant pleinement cette image pour en faire une force.

Poésie et pauvreté

« le poète au milieu de sa vie
qu’il gagne comme il peut
qu’il perd comme il peut […] »

Tels sont les premiers vers du poème intitulé « Le poète ne cotise pas à la sécurité sociale », publié dans l’anthologie du même nom en 2003 (éd. Castor Astral). Le parallélisme de construction montre assez combien l’existence n’est pas, pour le poète, une voie toute tracée, mais une tentative de s’en sortir avec les moyens du bord.

Daniel Biga poursuit :

« le poète n’a pas d’argent n’a pas de métier
(ayant donné plus de démissions qu’il n’a entrepris d’emplois)
c’est un paumé un semi-clodo un vague zonard sans litron »

Se construit ici l’image d’un poète-bohème, vivant de nature et d’eau fraîche, résolument étranger à la rigueur d’une existence d’employé. Être poète, ce n’est donc pas un métier, cela ne rapporte pas d’argent, si bien que s’accumulent les notations dépréciatives : « paumé », « semi-clodo », « vague zonard »… Comme on peut le lire un peu plus loin, il « ne sert à rien », c’est un « raté », un « raté/taré ».

Cette vision dépréciative du poète, c’est celle que renvoie la société. Rien n’a vraiment changé depuis La Fontaine : les fourmis travailleuses ont bien du mal à comprendre les cigales chanteuses. Or, cette inutilité, le poète en souffre, « il s’en désespère parfois profondément ».

« tout speed tout baba cool qui n’en peut plus
tout ébloui dans l’insignifiant
tout morcelé dans le souci de son être éclaté
le poète ne sert à rien
et il s’en désespère parfois profondément »

Le terme de « baba cool » renvoie au mouvement hippie et à une notion de non-violence. La précision « qui n’en peut plus » montre que cette image pacifiste n’est pas ici traitée de façon particulièrement valorisante : le poète parle du fait de se sentir « insignifiant » et « morcelé ». C’est peut-être que le jugement dépréciatif de la société sur la condition de poète finit par être intériorisée, jusqu’à se « désespérer » de ne servir « à rien ».

Le poète, ouvreur d’universel

Mais Daniel Biga n’en reste pas à cette image stéréotypée du poète rejeté par la société. Il n’est pas réellement un oisif, mais plus exactement un apprenti :

« LEARNING NEVER ENDS
imparare maï non finisce
etc. »

Le recours à des langues étrangères montre qu’il s’agit ici de citations, de slogans que le poète prend en charge sans peut-être les assumer tout à fait, ce que semble suggérer le « etc. » qui indique la possibilité de multiplier les traductions ad libitum.

Mais la répétition, en position d’anaphore, de l’adverbe « pourtant », signale le début d’une contre-argumentation, laquelle finit par justifier le rôle du poète dans la société :

« le poète est un raté/taré
pourtant il ne l’est pas tout à fait
pourtant il est bien utile à quelque chose ?
tout au fond de lui une petite flamme qui veille
tout au fond de lui une petite voix le lui rappelle
qui ne risque pas tout n’a rien »

Daniel Biga n’assène pas l’utilité de la poésie comme une vérité qui irait de soi. On remarquera le point d’interrogation, la modalisation « pas tout à fait », la répétition de l’adjectif « petite ». Tous ces éléments viennent minimiser ce que pourrait être la fonction du poète. Nous sommes loin de la vision grandiloquente d’un Victor Hugo.

Mais il y a, malgré tout, cette « petite flamme », cette « petite voix », qui obligent le poète à vivre en accord avec lui-même. « Qui ne risque pas tout n’a rien » : il faut oser être poète, puisque toute autre fonction reviendrait à se mentir à soi-même, à se forcer à endosser un rôle qui n’est pas le sien.

Or, être poète n’est pas seulement la réponse à une nécessité intérieure. Il ne s’agit pas que du moi-je :

« le poète qui dit toujours JE qui dit toujours MOI
le poète qui ne parle que de lui semble-t-il
connaît quelque chose apparemment
du malheur et du bonheur de tous les hommes
ce qu’il tente simplement d’exprimer »

C’est donc par le détour d’une parole en apparence personnelle que le poète parvient à tenir un discours qui relève de l’universel. Paradoxalement, le poète réussirait moins bien à atteindre cette universalité s’il s’obligeait à ne point parler de lui-même. En somme, le poète va chercher au tréfonds de lui-même ce qui fait notre humanité.

« en somme (sinon qu’il ne cotise pas à la sécurité sociale)
le poète est comme tout le monde »

Le poète n’est donc pas un être à part. Il n’est ni meilleur, ni moins bon que les autres hommes. Il n’est pas un favori des muses, ni un paria maudit. Par ces mots, Daniel Biga prône une poésie qui soit à hauteur d’homme, où le poète n’est jamais qu’un exemple parmi tant d’autres de la condition humaine.

Et si le poète se sent parfois « à plat », démoralisé par une condition de poète qui n’est pas toujours reconnue à sa juste valeur, le voici rapidement « regonflé à bloc » :

« quand on est poète
on n’est jamais complètement fichu »

Je vous laisse sur cette sage parole. De votre côté, n’hésitez pas à commenter, donner votre avis, partager ! Et à bientôt sur « Littérature Portes Ouvertes » !

• Toutes les citations de cet article proviennent du poème de Daniel BIGA intitulé "Le poète ne cotise pas à la sécurité sociale", poème que l'on trouvera aux pages 82 et 83 du recueil du même titre, paru en 2003 aux éditions du Castor Astral (Bordeaux, France).
• L'image d'en-tête a été trouvée sur Pixabay.

 

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5 commentaires sur « « Le poète ne cotise pas à la sécurité sociale » »

  1. Dois-je comprendre que le poète au-delà de tout, est un visionnaire, un prédicateur (un dieu en quelque sorte); vu qu’«il connaît [le] malheur et [le] bonheur de tous les hommes qu’il tente simplement d’exprimer»?
    Est-ce sa mission ou sa vocation dans la société?
    J’ai beaucoup aimé ton analyse de ces passages du poème. C’est vraiment claire et fait sens.
    Merci de m’instruire encore sur le sens de la Poésie.

    Aimé par 1 personne

    1. L’idée d’un poète-prophète, mage ou visionnaire, est traditionnelle. Elle se rencontre sous la plume d’un Hugo, d’un Baudelaire ou d’un Rimbaud (chez ce dernier, sous les traits du Voyant). Aujourd’hui, les poètes sont généralement plus humbles, et ne se prétendent pas au-dessus de la condition humaine.

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