Selon le journal en ligne Slate, la langue française serait monocorde et sans musicalité. Je comprends bien le propos de l’auteur, qui n’a pas forcément tort lorsqu’il remarque que le français est une langue moins accentuée, ou encore que la diction dominante gomme les beautés de certaines prononciations régionales. Cependant, il me semble que je dois défendre ici la musique du français.
La langue « la moins chantante du monde » ?
Si l’on en croit le titre de cet article publié dans les colonnes de Slate par Frédéric Pennel, le français serait la langue « la moins chantante du monde ». Elle serait « plate », fade, sans aspérités.
En cause, l’accentuation du français. Contrairement à d’autres langues comme l’italien ou l’anglais, le français n’a pas un accent de mot, mais un accent de groupe. Généralement situé, d’ailleurs, à la fin du groupe rythmique-syntaxique, sans compter le e muet. On dira, ainsi, une voiTURe, mais une voiture ROUge : l’accent s’est déplacé en ajoutant un mot.
L’article pointe un deuxième facteur d’explication, qui est le fait que les variantes de prononciation ne sont pas toujours considérées avec bienveillance. Les accents régionaux sont perçus comme des prononciations plus vulgaires, moins distinguées. Le « rouleau-compresseur parisien » entraînerait ainsi une aplatissement de la musicalité de la langue française. Exit les accents régionaux, mais aussi les accents sociaux, tel l’accent bourgeois si bien parodié par Valérie Lemercier dans Les Visiteurs.
L’auteur montre aussi que certaines nuances musicales se sont perdues avec le temps, telles les différences de longueur des voyelles, qui ne subsistent que dans les parlers belges et suisses. Certains phonèmes tendent aussi à se confondre, tels « in » et « un », quoique cela ne soit pas le cas partout (j’ai d’ailleurs consacré un article à ce sujet).
Pour l’auteur, c’est bien simple, le français est devenu une langue plate et fade. Seul le parler des banlieues et du rap trouve grâce à ses oreilles, dans la mesure où il est beaucoup plus chantant. Montrons-lui que le français a cependant de nombreuses ressources musicales, quoique peut-être plus subtiles que dans d’autres langues.
Défense et illustration de la musicalité du français
Bien sûr, si l’on se fondait uniquement sur le français parfois approximatif que l’on peut entendre à la radio ou à la télévision, l’on donnerait sans doute raison à l’auteur. Combien de fois n’ai-je pas tiqué en entendant des « il n’est pas en capacité de » (pour « il est incapable de ») et autres barbarismes qui défigurent bien davantage la langue française que les emprunts tant conspués à l’anglais.
Les bons écrivains, quant à eux, savent jouer avec la musique de la langue française. Une musique qui n’est peut-être pas tonitruante, mais qui est tout de même riche en nuances. C’est, d’ailleurs, cette qualité-là qui m’attire avant tout chez un écrivain, et qui me fait aimer un Proust, une Duras, un Céline, un Balzac, un Zola. Et, bien entendu, c’est également pour cela que, au sein de la littérature française, je m’intéresse surtout à la poésie.
J’ai consacré un tiers de ma thèse à l’étude du rythme et de la musicalité dans la poésie de Jean-Michel Maulpoix. Chez ce poète qui privilégie la prose, il était indispensable qu’on s’intéressât au phrasé, aux soubresauts et aux élans du rythme, à la dialectique du continu et du discontinu dans son rythme. À ce titre, je suis pleinement convaincu que la langue française est riche d’une belle musicalité.
Une accentuation plurielle
Henri Meschonnic, poète et linguiste, notamment connu pour avoir proposé une traduction personnelle de la Bible hébraïque, est un auteur incontournable pour quiconque s’intéresse à la notion de rythme, et, partant, à la musicalité de la langue française. Il a montré qu’il n’y a pas un seul, mais plusieurs rythmes superposés dans la langue française :
- l’accent de groupe suit les articulations syntaxiques de la phrase. Il est généralement situé en fin de groupe rythmique ;
- l’accent discriminatif est un accent secondaire, permettant à un groupe rythmique de pouvoir comporter un deuxième accent ;
- l’accent prosodique intervient lorsque des phonèmes identiques sont répétés à des intervalles brefs (assonances et allitérations), entraînant une articulation plus marquée, ou bien lorsqu’un effet d’attaque implique une accentuation plus forte en début de groupe rythmique ;
- enfin, l’accent métrique concerne uniquement les textes versifiés : les syllabes qui se trouvent en fin de vers ou avant la césure reçoivent l’accent métrique.
La combinaison de ces différents accents crée le rythme de la phrase et du texte. Étudier le rythme d’un texte, c’est donc repérer la position de ces différents accents, identifier la longueur des différents groupes rythmiques qu’ils séparent, et tenter de comprendre dans quelle mesure ce rythme dit quelque chose du sens du texte. En effet, pour Henri Meschonnic, le rythme n’est pas une donnée accessoire, mais bien une composante essentielle du langage.
Dans le cas particulier de la prose, il me semble indispensable de recourir également aux notions classiques de période, de protase (phase montante de la phrase) et d’apodose (retombée du ton), de rythmes binaires et ternaires, tous éléments qui montrent combien le langage suit une courbe mélodique qui monte, descend, remonte parfois, suivant ainsi le cours même des idées, et en lui imprimant une coloration toute musicale.
Musicale, notre langue l’est incontestablement, et capable d’embrasser une grande variété de registres. Peut-être est-ce précisément parce que ses accents sont moins marqués que dans d’autres idiomes, qu’elle peut se permettre la plus grande diversité. Il suffit de lire à voix haute une page de Racine, ou de Verlaine, ou de Mallarmé, à votre guise, pour que cette évidence transparaisse avec éclat.
Frédéric Pennel a sans doute raison, lorsqu’il indique que la langue française redevient musicale lorsqu’elle s’incarne dans le rap. Je dirais plus largement que c’est lorsqu’elle est ciselée par des artistes du verbe, rappeurs, poètes, écrivains, qu’elle retrouve des couleurs. Et même, lorsque n’importe quelle personne s’empare de la langue française pour en faire quelque chose de plus qu’un simple outil de communication.
Quelques exemples
« Longtemps, je me suis couché de bonne heure. »
Cette phrase de Proust ne serait sans doute pas devenue aussi célèbre si l’auteur n’avait pas antéposé l’adverbe de temps. Ce premier groupe rythmique, très bref (deux syllabes), précède une pause qui fait mieux entendre le reste de la phrase. Regardez combien un autre ordre des mots aurait été moins convainquant musicalement : « Je me suis couché de bonne heure pendant très longtemps ».
« Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue,
Un trouble s’éleva dans mon âme éperdue. »
Ces deux vers de Phèdre de Racine ont été mille fois commentés, si bien que leur caractère admirable n’est plus à démontrer. Le chiasme, les assonances, tout concourt à accentuer l’expression du trouble dont le personnage fait état. Ces vers n’ont rien de plat, ni de monotone, ni de fade, qu’on se le dise.
Alors, vous me direz, prendre des exemples dans la plus grande littérature, c’est trop facile, et cela ne prouve pas la musicalité de la langue française, mais seulement le talent des meilleurs auteurs. Soit. Alors diversifions nos exemples…
« Ah, je fais le zouave, moi ? Vous allez voir, ce qu’il va vous dire, le zouave ! »
J’ai ici cité de mémoire un propos du professeur Tournesol dans Objectif Lune, célèbre bande dessinée de Hergé. L’interjection, la question rhétorique, la thématisation sont autant de procédés expressifs qui marquent la colère du personnage, et rendent la phrase particulièrement percutante. Et encore, j’aurais pu citer les célèbres injures du capitaine Haddock…
Le « français standard » n’existe pas
Bref, ne nous trompons pas d’ennemi. Cette langue si fade, si monotone, si platement dépourvue de tout relief, ce n’est pas la langue française. Ce n’en est qu’un ersatz, qu’une pâle copie, que l’auteur de l’article nomme lui-même le « français standard ».
Sauf que, à y bien réfléchir, c’est une étrange bestiole que celle-là. Il me semble que, à l’image du fameux « degré zéro de l’écriture », le « français standard » n’existe pas. Sitôt que quelqu’un, quelque part, s’empare de la langue, il en fait nécessairement quelque chose qui n’était pas prévu. Parler, c’est passer d’une langue théorique à une langue réellement proférée. C’est faire tomber la langue dans le réel.
Le « français standard » n’est pas la langue française. Il n’en est qu’une épure. Dès que l’on parle, voici que le français s’incarne dans un rythme, dans un souffle, dans une situation de communication, qui en font une langue bel et bien vivante, et, par conséquent, dotée de toutes les aspérités de la vie elle-même.
Rimbaud dit que la réalité est « rugueuse ». Eh bien, dès que la langue cesse d’être une grammaire théorique pour s’acoquiner avec le réel, elle adopte cette rugosité. La vraie langue française, c’est celle que l’on parle et celle que l’on écrit. Tous les jours. Dans la rue comme dans les bibliothèques. À Paris comme en province et en France comme à l’étranger.
Qu’on se le dise, le français n’est pas une langue sans accent, même sans tenir compte des particularités régionales. Ce n’est pas une langue sans musique ni aspérités. Il suffit de la parler pour la faire chanter.
Image d’en-tête : Pixabay.
pour commentaire, je ne citerai que la conclusion, « il suffit de la parler pour la faire chanter »
il s’agit de faire vivre le texte par des intonations, des changements de rythme, des accentuations……La langue française est une très belle langue, il faut savoir s’en imprégner et l’animer….E l’aimer ! Défendons-la et ne permettons pas qu’on l’enlaidisse……
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MERCI ! Rendons ses lettres de noblesse à une langue, la langue française, qui fut si largement appréciée et parlée…..il y a fort longtemps !
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« J’étais obsédée par l’écriture, devenant une sorte de puriste refusant qu’on me donnât un genre. Je répugnais à toutes les catégorisations et croyais à la force et à la nécessité de la poésie, de l’écriture en tant que langue universelle, comme la musique. Je détestais ce qu’on nomme francophonie, ça sonnait trop comme fornication, sinon viol : écrire dans une langue qui n’est pas censée être la nôtre, celle qui caractérise notre « race », était-ce la forcer ? Déflorer la langue, la prendre contre sa volonté, la dépuceler par force ? Profaner son intégrité, sa vertu, sa pureté, son sceau ? J’aimais la langue française, elle était à moi ! Je la voulais et elle me voulait. Elle était à moi, mais je ne possédais rien d’elle entière- ment, j’étais à elle sans que je lui appartienne totalement. Elle suivait mes saignements, mes écœurements, mes vomissements noirs, tout comme, enfant, la violence de ma main ensanglantée qui brise la vitre du salon face aux moqueries des frères et sœurs, le jour de ma tentative de suicide. Elle prenait forme au fur et à mesure qu’une main infâme violait mon intimité d’enfant, mon innocence, qu’elle aspirait ce souffle incandescent derrière mon oreille, les bagarres des voisins, les meurtres dans mon quartier pauvre, l’estafette qui raflait les ivrognes la nuit, ou bien les innocents le jour, le cri du muezzin cinq fois par jour, ses « complaintes » à l’aube, le neffar qui soufflait fort dans sa longue flûte au milieu de la nuit pour réveiller les gens durant le ramadan, qui effrayait mes pauvres petites oreilles, qui faisait se retourner les four- mis sous terre et s’étirer les racines cachées des arbres, et les rumeurs des personnes remarquables qui vivaient dans mon quartier… L’écriture consolait mon âme enfantine d’une promesse qu’elle tiendrait un jour.
Je revendiquais l’abolition des frontières, des nationalités, de ce qu’on appelle « identité » : à bas la catégorisation, criais-je, vive Mohammed Dib, Kateb Yacine, Mohammed KhaïrEddine, Georges Schehadé et tous ceux qui s’étaient emparés de la belle langue française !
Y aurait-il une écriture d’origine et une autre d’imitation ? Camus ne se définissait-il pas comme écrivain algérien ? Il a écrit son Algérie, qu’on lui fiche la paix! L’écrivain devrait-il écrire toujours ce qu’on attend de lui? Parler nécessairement d’exil s’il vit hors de son pays ? Une femme, écrire seulement sur la femme, ses problèmes et ses droits, ses menstruations, sa grossesse ? D’où vient aux hommes cette manie détestable et contraire même au principe de la liberté et de la création ? De la même manière, le concept de « mariage mixte », m’indignais- je, est une aberration! Deux êtres tombent amoureux, se marient, ils ne sont pas de la même origine, alors on appelle cela « mariage mixte » ! Celui-là est noir, l’autre blanc, basané, jaune, rouge, brun…
Merde à la fin !
(…)
Je suis la bohème, j’amorce, j’esquisse, j’aborde, je touche à tout, je traverse les identités, je cherche la seule frontière dans les interstices du poème, je l’effleure, je la regarde et prolonge mon regard vers les autres horizons, les autres frontières, les vérités ouvertes. Je cherche mon pays dans un puits profond, je le fixe longuement et m’en vais. »
Siham Bouhlal (Et ton absence se fera chair, Yovana, 2015)
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Magnifique!
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