Poésie et nouveauté

Très connus sont les propos de Rimbaud condamnant la « vieillerie poétique » et jugeant ses prédécesseurs « bien fadasses », seul Baudelaire trouvant grâce à ses yeux. Pour lui, c’est certain, « les inventions d’inconnu réclament des formes nouvelles ». Depuis lors, nombreux furent les poètes qui tentèrent d’apporter un souffle nouveau à la poésie, voire à s’opposer farouchement aux traditions. La rébellion contre l’héritage des poètes précédents est-elle indispensable à la création poétique ?

De l’art avant tout chose

Rimbaud par Étienne Carjat [CC BY 2.0 ou Public domain], via Wikimedia Commons

Parce que la poésie est un art et non un simple artisanat, elle ne saurait se résumer à l’emploi de recettes dont le respect garantirait la réussite. Parce que la poésie n’est pas seulement faite pour faire joli, elle ne saurait être simplement considérée comme une ornementation décorative du langage.

Aussi faut-il rappeler que la poésie se définit non pas par le respect de telle ou telle forme fixe, par l’emploi de tel ou tel mètre ou de tel ou tel système de rimes, mais bien par la mise en œuvre d’une recherche esthétique dont le langage est la matière. Cette recherche vise moins à s’approcher d’un standard prédéfini de beauté, qu’à définir, de façon à chaque fois inédite, une façon d’agencer les mots qui soit profondément authentique, et qui dise, sinon quelque chose de vrai, du moins quelque chose de celui qui parle, en tant qu’être humain.

Si l’on définit la poésie de la façon dont je viens de le faire, on voit bien qu’il est impossible, pour un poète, de simplement reproduire des formes éprouvées, et qu’il doit chercher à dire quelque chose de neuf.

Guillaume Apollinaire, 1916 (source : Wikipédia

Et, de fait, nombreux furent les poètes à réclamer de la nouveauté. Outre Rimbaud, on peut se souvenir d’Apollinaire, qui marquait dès l’ouverture d’Alcools sa volonté de rupture, dans « Zone » :

« A la fin tu es las de ce monde ancien »

On peut se souvenir également de Baudelaire qui, à la suite d’Aloysius Bertrand, affirmait la possibilité d’écrire de la poésie sans recourir au vers, à la manière des traductions de poèmes qui étaient alors parfois faites en prose. Baudelaire qui, dans la fameuse lettre à Arsène Houssaye, affirme avoir voulu faire la « description de la vie moderne ». L’idéal qui le guide est né « de la fréquentation des villes énormes ».

La nouveauté n’est pas un but en soi

Cependant, ce serait se méprendre que de considérer que tout ce qui est neuf est nécessairement bon. À force de faire table rase du passé, il se pourrait bien que l’on finisse par n’avoir plus rien à dire. À ce titre, l’exemple du lettrisme est saisissant, en ce qu’il fait table rase de quasiment tout, pour ne laisser qu’une succession de phonèmes sans signification aucune :

« M dngoun, m diahl hna îou
hsn îoun inlianhl M pna iou
vgaîn set i ouf ! saî iaf […] »

Ces vers d’Isidore Isou, correspondant au début de « Larmes de jeunes filles » dans Poèmes graves (1947), se veulent radicalement neufs en ce qu’ils rompent avec la tradition de la signification, avec l’idée que le poème est censé vouloir dire quelque chose. Il s’agit là, sans doute, d’un exemple extrême, qui a le mérite d’exister en tant qu’expérience sur les limites de la poésie.

Ces trois vers, cités par Marie-Claire Bancquart dans son essai sur La poésie en France du surréalisme à nos jours (Paris, Ellipses, 1996, p. 50), témoignent d’une volonté d’isoler « les lettres comme matériaux ultimes de la langue, et jouer avec elle sans tenir compte des règles lexicales et syntaxiques ». Il s’agit, non pas d’une langue imaginaire, mais d’une simple succession de sons, donnés à lire comme relevant de la poésie, avec la même force de provocation qu’un Duchamp exposant un urinoir dans un musée avec le titre de « fontaine ».

Ces trois vers sont cependant intéressants, dans la mesure où l’on peut y voir une rime en -iou. On remarquera également que les vers ont, au doigt mouillé, à peu près la même longueur. Ils ont aussi un titre, « Larmes de jeune fille », qui autorise à réintroduire du sens là où l’auteur n’avait pas nécessairement voulu en mettre. Rien n’interdit d’interpréter ces borborygmes comme les sanglots haletants de la jeune fille, ce qui expliquerait le recours aux points d’exclamation. Car, en effet, la ponctuation est présente. (Bien entendu, il faudrait disposer du poème entier pour pouvoir véritablement en juger.)

Dès lors, est-ce à dire que toute nouveauté véritable doit composer avec une part d’héritage ?

D’une nouveauté bien comprise

S’il apparaît impossible que le poète se contente de répéter des formules éculées, il semble également que le caractère inédit d’un propos ne suffit pas à lui conférer de la valeur. Aussi le poète ne saurait se contenter de chercher à « innover », ce qui est un mot d’homme politique ou d’entrepreneur, mais certainement pas de poète.

Il faudrait en somme que la nouveauté ne soit pas recherchée pour elle-même, mais qu’elle vienne couronner un propos intéressant en lui-même. Non pas la nouveauté pour la nouveauté, mais la nouveauté qui est nouvelle parce qu’elle décrit profondément les changements du temps présent.

Tout héritage est-il à bannir ? Certainement pas. Souvenons-nous de la formule de René Char : « Notre héritage n’est précédé d’aucun testament ». On peut y voir une bonne nouvelle. Nous sommes désormais libres de puiser dans l’héritage littéraire sans être contraints de le faire selon un mode d’emploi préétabli. Nous sommes riches d’une longue culture, qu’il serait puéril de renier, et nous avons désormais la liberté d’en faire ce que nous voulons. Nous pouvons profiter de notre héritage sans pour autant respecter les dernières volontés de nos prédécesseurs.

Se rebeller contre les héritages :
un combat devenu inutile ?

Cette liberté nous affranchit de la nécessité de nous rebeller becs et ongles contre nos prédécesseurs. Les poètes d’aujourd’hui n’ont plus à prendre les armes contre la tradition: il est désormais acquis que les traditions sont faites pour être dépassées, et il ne viendra à l’idée d’aucun critique sérieux de dénigrer un poète simplement parce qu’il n’aurait pas respecté telle ou telle règle ou convention.

Mais, dès lors, peut-être un autre danger guette-t-il. À partir du moment où le poète n’a plus besoin de s’insurger contre une conception normative de la poésie, laquelle n’a en effet plus guère cours, il risque peut-être de se laisser aller à une certaine facilité. On peut se demander si, dans une certaine mesure, la rébellion contre le poids des héritages n’est pas stimulante. Aujourd’hui où celle-ci n’est plus nécessaire, la poésie risque-t-elle de s’affadir ?

Je laisse volontairement la question ouverte, afin de vous permettre de poursuivre le débat dans l’espace des commentaires. J’espère que vous serez nombreux à donner votre avis… La parole est à vous !


(Image d’en-tête : Wikipédia)

9 commentaires sur « Poésie et nouveauté »

  1. Ni obéissance, ni rébellion.
    Concentration sur les images intérieures, les émotions avec lesquelles on les vit, la recherche de la justesse des mots et des rythmes pour exprimer cet instant…

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  2. On peut être parfaitement novateur et original avec des formes poétiques anciennes, tel Baudelaire dans Les Fleurs du Mal, qui a fait scandale avec des sonnets (une forme datant du 16è siècle). L’essentiel c’est d’exprimer qqch d’original, d’avoir une vision. D’ailleurs de grands poètes ont écrit aussi bien en vers mesurés rimés qu’en vers libres ou des poèmes en prose (Aragon, Desnos, etc.)

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  3. C’est parce qu’on intègre un héritage qu’on fait le choix de le déconstruire ou pas ou d’aller à l’encontre. Alors rébellion ou pas, n’y a-t-il pas de toute façon une trace de cet héritage dans ce qu’on propose de nouveau ? Car, finalement, on créé toujours par rapport à ce qui a été fait avant : soit en allant dans le sens, soit en allant contre.

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  4. « Cependant, ce serait se méprendre que de considérer que tout ce qui est neuf est nécessairement bon. À force de faire table rase du passé, il se pourrait bien que l’on finisse par n’avoir plus rien à dire. »

    Je pense que ces deux phrases synthétisent très bien deux choses qui m’obsède quotidiennement. D’une part, dans la critique quelle soit de cinéma, de jeux vidéo, de comics ou de série, les « érudits » ont trop tendance à acclamer ce qui est différent sous cette unique prétexte. Ils font de la nouveauté, de la différence pure et de l’innovation une valeur en soi. Du coup les œuvres expérimentales dans une discussion argumentée se voit souvent mis sur un pied d’estrade… Je pense que cette valeur ne va pas de soi. Il est bon d’écrire que la nouveauté n’est quelque chose de bon parce qu’on arrive à des œuvres radicales qui peuvent plaire ou déplaire, mais qui n’ont pas être « bonnes » ou « acclamées » par principe.

    D’autre part, je pense que cette recherche de nouveauté est bien ce qui a rendu la littérature moderne savante et plus difficile d’accès. Je feuillette souvent les recueils de poésie contemporaine à la FNAC, à Mollat ou dans les librairies. Il y a des partis-pris si radicaux et des formes si étranges qu’on n’a vraiment pas à s’étonner que le grand public n’ait pas compris l’intérêt de la poésie contemporaine (qui ne se lit pas forcément comme d’autres poésie plus « classiques »).

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