Qu’est-ce qui est beau dans la poésie ?

On me pose aujourd’hui une question passionnante. Bon, certes, c’est une belle colle. Surtout si l’on veut essayer de dépasser ne serait-ce qu’un petit peu le simple ressenti subjectif. Mais hors de question de s’esquiver ! Allons-y, donc ! Qu’est-ce qui est beau dans la poésie ?

Je voudrais commencer par remercier le lecteur pour cette question, car elle s’intègre parfaitement dans le thème de l’édition 2019 du Printemps des Poètes. On peut être tenté, au premier abord, de juger ce thème un peu convenu, voire conventionnel. Mais ce serait oublier que la place de la beauté dans la poésie ne saurait être considérée comme allant de soi. Et cela, même si René Char dit que « toute la place est pour la beauté ».

Il est de bonne méthode de décortiquer le sujet. Qu’est-ce qui est beau dans la poésie ? Il y a un présupposé énorme dans cette question : la poésie serait un ensemble (« dans ») au sein duquel certaines choses seulement seraient belles. Or, je crois qu’il est vain de chercher à identifier des composantes dont la présence suffirait à expliquer la beauté de la poésie.

Pour le dire autrement, ne cherchons pas la beauté du côté des rimes ou de l’isométrie, pas plus que du côté d’un sentiment, ou que sais-je encore. Les différentes caractéristiques d’un poème sont interdépendantes entre elles, si bien qu’il n’est aucune composante, formelle ou conceptuelle, qui suffise en elle-même à engendrer de la beauté. S’il en allait autrement, un robot pourrait composer de la poésie, puisqu’un poème se résumerait à une recette dont le respect garantirait la beauté.

En somme, un poème doit être considéré comme un tout, comme un système. C’est bien pour cela que les professeurs de lettres s’échinent à répéter qu’il ne suffit pas de relever la présence d’une métaphore ou d’une allitération pour avoir expliqué un poème. Il faut encore montrer comment tout cela tient ensemble, comment tout cela converge pour concourir à quelque chose de beau.

Une telle analyse ne doit pas éluder la relation entre le poète, le poème et le lecteur. Le texte écrit ou proféré est certes la seule base objective, mais il ne suffit pas à lui seul à faire poésie, ni à faire du beau. La beauté ne peut se passer, pour exister, de celui qui l’éprouve, en l’occurrence le lecteur. Le poème ne sort pas de nulle part ! Il n’est pas coupé du reste du monde, de son époque, avec lequel il interagit.

Je ne chercherai pas ici à savoir si la beauté réside d’abord dans l’objet beau pour être ensuite constatée par un observateur, ou si c’est l’observateur qui de toutes pièces conçoit la beauté à partir de l’objet qu’il perçoit. Autrement dit, ce n’est pas ici le lieu de savoir si la beauté est une réalité physique ou un ressenti strictement psychologique.

Quelques remarques, cependant. Si la beauté est bien de l’ordre du ressenti, du sentiment, de l’émotion, elle n’est pour autant pas entièrement individuelle ou intime. Pour ne parler que de la poésie, mais gageons qu’il doit en être de même de bien des formes d’art, l’émotion ressentie à la lecture d’un poème est extrêmement intime, c’est quelque chose qui nous touche personnellement et individuellement, et pourtant, paradoxalement, c’est aussi un sentiment qui tend à être universel.

On touche là, je crois, à un élément de réponse à la question posée. Ce qui est beau, dans la poésie, c’est quand elle parvient à nous toucher au plus profond de nous-mêmes, tout en nous révélant quelque chose d’universel.

On voit donc, par là, que la beauté n’est pas de l’ordre du joli. Elle ne saurait être une convention académique. Pour autant, elle n’a pas besoin d’être férocement subversive. Je veux dire que la beauté est, sans doute, déjà subversive en elle-même, en ce qu’elle nous dérange pour nous forcer à regarder, à regarder vraiment, quelque chose. La beauté nous fait sortir de notre inconscience. Elle nous réveille, en surgissant, de notre léthargie. Elle n’a pas besoin, pour y réussir, d’être particulièrement choquante.

Je suis donc en train de définir la beauté d’un poème par opposition à deux extrêmes qui sont, d’une part, le joli, horriblement fadasse et conventionnel, et le choquant, lorsqu’il n’est qu’une provocation gratuite.

Comme le joli, la beauté nous est agréable, et comme le choquant, la beauté nous perturbe, nous déstabilise. Mais contrairement au joli, la beauté nous touche plus profondément. Et contrairement au choquant, nous ne sommes pas seulement outrés, mais transportés vers quelque chose de plus grand.

La beauté d’un poème nous amène ainsi à la notion de sublime : l’au-delà de la limite. Je viens d’employer le terme de transport. Il est amusant que ce soit le même mot qui permette de désigner les déplacements physiques et les émotions fortes. Comme si ces dernières nous portaient ailleurs (mais où ?).

Attention, le sublime, ce n’est pas forcément grandiose. Ce n’est pas forcément grandes orgues, trompettes, alléluias et épiphanies. On n’a pas besoin d’être transporté très loin: juste d’être un peu déplacé pour accéder à un nouveau regard. Pour sortir des ornières et des œillères. Le sublime, c’est pour moi, tout simplement, un sentiment merveilleux d’harmonie, d’accord ou d’unisson entre ce que je lis et ce que je ressens au fond de moi-même.

Et là, on touche d’assez près, je crois, à ce qui est beau dans la poésie. Ce sont ces moments où l’on se dit : « Voilà ! C’est cela, c’est cela même ! » On pourrait parler d’acquiescement. Je veux parler d’un vrai oui, du genre de celui que l’on prononce au moment d’unir sa vie à l’être aimé. « Le poème est toujours marié à quelqu’un », dit René Char dans Fureur et Mystère.

La beauté de la poésie, c’est sa capacité à nous révéler ce que nous ignorions de nous-mêmes. Lisant un poème, sans le voir venir, voici soudain que nous sommes profondément émus, profondément touchés par ce que le poète a su dire, avec des mots qui ne sont pas les nôtres et mieux sans doute que nous ne l’aurions fait nous-mêmes, comme si nous nous reconnaissions soudain dans ces mots, comme si nous accédions soudain à une compréhension nouvelle, sans toujours être capable de nommer précisément cette connaissance, mais avec la certitude qu’elle nous procure une immense joie.

Il y a deux mots, parmi ceux que je viens d’écrire, sur lesquels je voudrais revenir. C’est d’abord celui de révélation, et c’est ensuite celui de joie.

Révélation. Depuis ses origines, la poésie a quelque chose à voir avec le sacré, avec le spirituel au sens large. Cela ne veut pas dire que la poésie ne se conçoit que connectée au divin, bien entendu. Mais, en ce qui me concerne, j’ai un peu de mal à apprécier des poèmes qui n’ouvrent sur rien. Alors, bien sûr, les poètes ont raison de cesser de se prendre pour des prophètes. Ils n’ont pas besoin de ça pour avoir la grosse tête. La poésie serait bien prétentieuse si elle affirmait détenir la Vérité. Mais elle a déjà sa vérité, sa vérité à elle, sa vérité poétique, et ce n’est pas rien. La beauté de la poésie, c’est de nous ouvrir à une vérité qui n’est sans doute pas la vérité universelle et définitive, mais, lisant un beau poème, voici que nous acquiesçons de tout notre être, heureux d’avoir touché à quelque chose de juste, au moins de par sa cohérence interne et de sa résonance en nous-même.

Joie, donc. Oui, car il y a en effet de l’allégresse, tant du côté du poète trop heureux d’avoir trouvé le mot juste, ou plutôt le « toucher juste » comme dirait Jean-Michel Maulpoix, que du côté du lecteur lui-même sensible à cette justesse, à ce profond accord avec le poème. Eurêka ! Voici que tout concorde, que tout s’accorde, et c’est beau !

Ainsi, même si certaines expérimentations contemporaines paraissent s’en détourner, je ne crois pas que la poésie, dans l’ensemble, ait réellement rejeté la beauté. De la même façon que Michel Collot a montré que même la peinture abstraite n’a pas tout rejeté de la notion de paysage, il n’est pas impossible qu’on se rende compte que même les poètes qui paraissent en apparence refuser la beauté, lui demeurent en réalité fidèles, quoique d’une manière qui n’est pas celle de la tradition.

Du moins, je ne crois pas que l’on puisse engendrer de véritable poésie sans se préoccuper de beauté, même si chacun est libre de concevoir de nouvelles manières de concevoir ce dernier mot. Il me semble, mais cela n’engage que moi, qu’il est un peu vain d’envisager la poésie sans beauté. Du moment que l’on dépasse les idées préconçues sur ce que la beauté est censée être ou ne pas être. Car, non, la beauté n’est pas seulement quelque chose d’académique et de conventionnel.

En ce sens, l’écriture poétique, la quête de la beauté et la recherche d’un sens de la vie ne font plus qu’un. « Habiter poétiquement le monde » (Hölderlin), il me semble que cela passe aussi par une fidélité farouche en la beauté, à une époque où celle-ci se voit quotidiennement niée par les diktats de l’utile et du profit. Rappelons que la beauté n’est pas un luxe, qu’elle ne doit pas être le privilège de quelques uns, qu’elle n’est pas un vernis aussi superficiel qu’ostentatoire. Elle n’est pas un produit marketing ni une silhouette photoshoppée. Elle est cette joie poéthique de l’accord entre un sujet qui écrit et un sujet qui lit.

4 commentaires sur « Qu’est-ce qui est beau dans la poésie ? »

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