Poésie et argumentation

On me demande aujourd’hui ce qu’est la poésie argumentative. Il s’agit, vous l’aurez compris, des œuvres poétiques dont l’intention n’est pas seulement d’émouvoir le lecteur, mais encore de défendre un point de vue. Je ne prétends pas apporter ici autre chose que quelques idées qui ne forment qu’une esquisse de réponse : je laisse le soin à ceux qui auraient d’autres exemples de les citer en commentaire. Si l’association de la poésie et de l’argumentation peut étonner au premier abord, il s’avère que de très nombreux poètes ont fait le choix de défendre des idées à travers leurs poèmes. Et au-delà de la seule poésie militante, maints poèmes cherchent à séduire, à convaincre, à persuader. On peut même se demander si l’argumentation n’a pas à voir avec toute poésie…

Poésie et argumentation, un étrange couple ?

On pourrait penser, au premier abord, que poésie et argumentation feraient un bien curieux ménage. Si l’on s’en tient en effet aux représentations préconçues que l’on pourrait avoir de l’une comme de l’autre forme, on pourrait bien être tenté de considérer comme inconciliables le culte de la beauté et de la rêverie, d’une part, et le désir de convaincre et de persuader, d’autre part.

Pour le dire autrement, on s’imagine souvent la poésie comme un art gratuit, censé ne servir rien d’autre que lui-même. Le poète, en somme, s’avilirait, s’il consentait à mettre ses vers au service de la défense d’une idée, que celle-ci soit politique, religieuse, ou autre.

Mais cette conception, en plaçant la poésie au sommet des arts littéraires, l’isole aussi du reste de la littérature, et même du reste du monde. Fort heureusement, les poètes ne se restreignent pas à une liste fermée de sujets réputés nobles ou poétiques, et nous allons voir que l’argumentation a toute sa place dans la poésie.

Quand le poète défend des idées

En réalité, les poètes argumentent bien plus souvent qu’il ne paraît, et, contrairement aux idées reçues, ils ne s’agit pas là d’un avilissement de la poésie.

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Pierre de Ronsard (Source : Wikimedia commons)

Bien sûr, il y a des œuvres où l’enjeu rhétorique et politique surpasse énormément la dimension esthétique. Par exemple, on est en droit de se demander si le Discours des misères de ce temps de Ronsard est réellement un poème, ou bien plutôt une harangue en vers. Dans cet ouvrage, le grand poète de la Renaissance prend parti en faveur d’un catholicisme tolérant, dans un contexte de guerres de religion. Mais la hauteur du point de vue, qui n’en reste pas aux circonstances immédiates mais envisage le temps long de l’Histoire, la beauté de certaines métaphores filées, en particulier l’allégorie du Monstre Opinion, et le rythme même des vers, assurent à ce livre une grande littérarité.

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Le poète, dramaturge et romancier Victor Hugo

Quand Victor Hugo raille « Napoléon le petit », il est plus aisé de discerner que l’on ne sort assurément pas des limites de la poésie. Le sujet est politique, et la visée est bien argumentative : il s’agit de ridiculiser l’Empereur. Le poète défend donc bien une thèse à laquelle il cherche à faire adhérer son lecteur. Et cependant, personne ne niera qu’il s’agit là réellement de  poésie.

C’est précisément en tirant parti des ressources de la poésie que le poète atteint son but. Dans Les Châtiments, il oppose la grandeur de Napoléon Ier à son successeur présenté comme une figure médiocre :

« Sa grandeur éblouit l’histoire. 
  Quinze ans, il fut 
Le dieu que traînait la victoire 
  Sur un affût ;
  L’Europe sous sa loi guerrière 
  Se débattit. — 
Toi, son singe, marche derrière 
  Petit, petit. »

Victor Hugo, « Chanson », Les Châtiments, Wikisource.

Il faut lire le poème dans son entier, tant il est savoureux. L’éloquence de Victor Hugo suffit à nous faire adhérer à sa vision des choses, que celle-ci corresponde ou non à la réalité.

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Desnos et Youki, By Menerbes (Archives Desnos) [Public domain], via Wikimedia Commons (http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/1/18/Desnos_youki.jpg)

Prendre la plume pour défendre de grandes et nobles idées conduit parfois à écrire de magnifiques poèmes, qui prouvent que mettre la poésie au service d’idées n’est pas nécessairement l’avilir. Lisons « No Pasaran » de Robert Desnos, dans Les Voix intérieures :

« Nuits, Jours et nuits sombres !
Feu, Sang et décombres !
Sang clair des libres Espagnols !
Oui pour l’Espagne et la liberté
Un sang pur coule sur notre sol
Pour l’humanité
No ! No pasaran ! »

Là encore, il faut lire le poème entier pour pleinement l’apprécier. Vous le trouverez, par exemple, sur le site « Un jour un poème ».

L’argumentation est partout

Au-delà de la poésie strictement militante, que l’on pourrait être tenté de considérer comme une poésie de seconde zone dans la mesure où elle n’atteint son plein intérêt que dans le cadre d’une circonstance donnée, c’est la poésie dans son entier qui est concernée par le phénomène de l’argumentation.

Pensons, par exemple, au sujet le moins politique et le plus a priori poétique qui soit : le poème d’amour. L’argumentation y est partout. Lisez les Amours de Ronsard, vous verrez! Séduire, pour une part, c’est convaincre et persuader. Certains critiques parlent d’ailleurs de « rhétorique amoureuse » chez Ronsard.

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Rimbaud, par Étienne Carjat [CC BY 2.0 ou Public domain], via Wikimedia Commons

Aussi faut-il rejeter l’idée selon laquelle l’argumentation n’apparaîtrait que dans un certain type bien précis de poésie, à savoir la poésie argumentative, la poésie militante. Par exemple, dès lors qu’il y a dans le poème une dimension épidictique, dès qu’il y a la volonté de faire l’éloge ou le blâme de quelque chose, nous voici pleinement dans l’argumentation !

Ainsi Rimbaud, lorsqu’il compose le poème « A la musique », ne donne pas dans la poésie militante. Cependant, ses idées antibourgeoises transparaissent nettement dans la façon railleuse qu’il a de les décrire, laquelle n’est pas sans évoquer certaines caricatures de Daumier :

« Sur la place taillée en mesquines pelouses,
Square où tout est correct, les arbres et les fleurs,
Tous les bourgeois poussifs qu’étranglent les chaleurs
Portent, les jeudis soirs, leurs bêtises jalouses. »

Arthur Rimbaud, « A la musique », Poésies, Poetica.

La poésie n’est pas hors du monde

Bref, les poètes ne vivent pas hors-sol, dans un empyrée poétique où les malheurs du monde ne les atteindraient pas. Ce monde qui est le nôtre, ils l’aiment et le haïssent, ils le rejettent et le chérissent, tour à tour ou simultanément. Aussi font-ils leurs les outils de l’argumentation, lesquels ne sont pas réservés au tribun, au politique ou à l’avocat.

Mais peut-être — et c’est là une question qu’il faudrait avoir le loisir de creuser plus profondément –, peut-être les poètes utilisent-ils ces outils rhétoriques d’une manière qui n’est pas celle, précisément, du tribun, du politique ou de l’avocat.

Lier les concepts de poésie et d’argumentation, c’est donc replacer le poète dans le monde, dans cette cité d’où Platon avait voulu l’exclure, et rappeler que les mots du poète, s’ils sont écrits dans une secrète intimité, sont néanmoins adressés à tous. La poésie n’est pas, ou pas seulement, un monologue avec soi-même. On se souvient alors des origines de la poésie, de ces aèdes et griots qui, par leurs mots, fédéraient un groupe, et donnaient voix à ce que chacun ressentait sans pouvoir l’exprimer.

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10 commentaires sur « Poésie et argumentation »

  1. Merci pour ce bel article sur la poésie. Il nous rappelle en effet que les aedes et griots racontaien des recits (mythes) (et) avec des valeurs humaines (et politiques ) pour éduquer instruire et transmettre …

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