Julia Kerninon : « un cours d’eau pur et bondissant »

Il y a quelque chose de logorrhéique dans la prose de Julia Kerninon, du moins dans celle de Une activité respectable, roman autobiographique paru en 2017 aux éditions du Rouergue. Cette caractéristique, que j’ai pris au départ pour une maladresse, se révèle une signature stylistique, une marque de la personnalité de l’écrivain. De fait, le roman se lit d’une traite.

La construction d’une personnalité

Présenter Une activité respectable comme une autobiographie serait sans doute quelque peu réducteur. C’est moins la vie de Julia Kerninon qui apparaît, que sa personnalité, telle qu’elle a été construite par son parcours. On y lit moins le récit de ce qu’elle a fait, que celui de la constitution de son univers. De la vie de l’autrice, on ne connaîtra que quelques expériences marquantes, fondatrices, toutes liées à la gestation d’une vocation d’écrivain. Si le récit est globalement chronologique, partant de la vie de ses parents avant sa naissance jusqu’à aujourd’hui, il ne l’est pas strictement, Julia Kerninon passant allègrement d’une époque à l’autre dans une réflexion qui se lit d’une seule traite, d’un seul souffle tourbillonnant, qui gravite autour de cette question centrale de l’écriture.

Née le 21 janvier 1987, Julia Kerninon a le même âge que moi, mais, durant les trente-et-un ans de son existence, elle semble avoir déjà vécu plusieurs vies. Plusieurs décors se succèdent, France, Angleterre, États-Unis, Canada, Hongrie… Sur les traces de ses parents d’abord, puis ensuite par elle-même, elle a beaucoup voyagé. De ces voyages, cependant, on ne saura pas grand-chose. Pas de descriptions de paysages, pas de récits de visites. Plus généralement, il n’y a guère d’action dans ce livre qui est avant tout une réflexion, un bilan, sur cette « activité respectable » qu’est l’écriture, pour elle qui a déjà publié plusieurs livres. De même, la vie amoureuse de l’écrivain n’est évoquée que très pudiquement, il y a bien des petits amis dont on comprend que plusieurs se sont succédé, mais qui apparaissent à la marge de cette réflexion.

Un flux entraînant

Une réflexion, oui, une dissertation libre, qui se lit moins comme un récit chronologique que comme un discours-fleuve, comme lorsqu’une amie vous montre son album de photos et qu’elle veut vous parler de toutes à la fois. De fait, on notera la longueur des phrases et la rareté des retours à la ligne. Pour vous donner une idée de ce style qui nous entraîne dans son courant, je voudrais citer les trois premières phrases du roman :

« A cinq ans et demi, j’ai passé un contrat avec mon père. Premier compromis d’une longue et fructueuse série, j’ai accepté de ne plus sucer mon pouce en échange d’un aller-retour à la capitale. Pourtant, c’est ma mère qui m’a emmenée — dans mon souvenir en tout cas il n’y a qu’elle et moi au moment où elle s’est arrêtée net devant une façade, dans le quartier de Notre-Dame, et m’a fait déchiffrer l’enseigne de Shakespeare and Company. C’était l’année où nous portions chacune un manteau en faux léopard, celui de ma mère était lourd et beau, avec une doublure de satin grenat dans laquelle souvent elle m’enveloppait, me faisait un tipi dans le vent froid, et moi j’avais identique mon petit manteau doux, avec la capuche à oreilles, quand ma mère me prenait dans son manteau en rabattant les deux pans sur moi je me sentais un animal venant se blottir dans les jambes de son aîné, les taches éparses de nos deux fourrures se mêlaient, j’étais sa petite fille léopard, donnant la main à ma mère hollywoodienne, rouge glamour, épaules solides, marchant comme une reine — toutes les deux, ce jour-là, nous sommes entrées dans la boutique du même pas, et bien sûr que je me rappelle tout. » (p. 9-10)

J’avoue que ma première réaction, à la lecture de cet incipit, a été de me dire : mais ne connaît-elle pas les points ? Il faut dire que, en tant qu’instit, je corrige régulièrement des rédactions où manquent cruellement les signes de ponctuation, et où les élèves ont tendance à faire se télescoper des idées, sans guère se soucier de syntaxe. Déformation professionnelle, donc. Car chez Julia Kerninon, il s’agit d’une véritable caractéristique stylistique. Commentons un peu, si vous le voulez bien, cet incipit.

D’abord, la première phrase est fort bien trouvée, dans sa brièveté qui donne envie d’en savoir plus. On pense au fameux « Aujourd’hui, maman est morte » (Camus) ou à cette autre première phrase, non moins célèbre, « Longtemps, je me suis couché de bonne heure » (Proust). Ici, donc, « à cinq ans et demi, j’ai passé un contrat avec mon père ». Cette phrase dit tout à la fois, l’air de rien, la maturité intellectuelle de la petite fille, son cran aussi, et l’importance de la filiation dans la vocation d’écrivain à venir, qui doit beaucoup à des parents eux-mêmes épris de lecture.

Cette première page témoigne de la volonté de l’écrivain de s’émanciper du récit chronologique au profit d’une peinture par touches, qui au sein d’un souffle unique nous fait passer du père à la mère, en passant par le voyage à la capitale et le manteau en faux léopard. On a l’impression d’un coq-à-l’âne, d’un fondu enchaîné d’images prises sur le vif, si bien que le résultat est très vivant, et l’on visualise très bien, je trouve, la petite fille malicieuse et timide dissimulée dans les replis du manteau de sa mère. Loin d’être seulement un détail anecdotique, la ressemblance des deux manteaux symbolise le lien entre la mère et l’enfant, un lien que l’on s’imagine fusionnel, comme si la petite fille était la prolongation de sa mère. Et si la petite Julia deviendra écrivain, c’est en partie du fait de l’amour de sa mère pour les livres, du fait de cette halte dans cette étrange librairie où les Américains expatriés peuvent trouver un matelas pour dormir.

L’aventure d’une écriture

Au milieu des voyages, des études, de la famille, des grands-parents, des petits boulots alimentaires, expériences qui sont évoquées plus que racontées, l’écriture constitue la véritable aventure de ce livre que je préfère appeler roman plutôt qu’autobiographie. Pour Julia Kerninon, écrire a toujours été une évidence, depuis la plus tendre enfance où elle s’est vu offrir une machine à écrire. Dès le plus jeune âge, elle a passé de longues heures à lire et à écrire. Une vocation née de ses parents eux-mêmes férus de lecture, de sa mère qui critiquait ses premiers écrits et qui lui a appris à tromper l’ennui en lisant tout ce qui se trouvait à portée du regard, fût-ce une inscription sur un billet de banque, — une vocation aiguisée par la rencontre d’un groupe de poètes qui récitent dans des cafés, confortée par une année sabbatique où, interrompant ses études, elle a pu se consacrer exclusivement à l’écriture, et confirmée par le coup de téléphone qui lui a annoncé l’acceptation de son roman pour publication.

Aussi le roman est-il une façon toute personnelle de répondre à la question de savoir si l’écrivain est un être à part ; si, malgré sa présence parmi les hommes, il ne demeure pas un étranger, parce qu’habitant simultanément cet autre monde qu’est l’univers des mots ; s’il n’a pas une « vie anormale » que les gens du commun ne peuvent réellement approcher.


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