Les 5 qualités de la tirade du nez

Les œuvres de littérature ne sont pas si nombreuses qui parviennent à séduire tout à la fois les fins lettrés et le plus grand public. Cyrano de Bergerac, d’Edmond Rostand, est de celles-là. Cette pièce de théâtre, qui s’inspire lointainement d’un personnage réel, est passée à la postérité pour sa façon toute romantique de mêler le sublime et le grotesque, le rire et les larmes, la noblesse de l’âme et l’éloquence du cœur. Elle doit une grande part de sa célébrité à la fameuse tirade du nez, que je voudrais citer et commenter aujourd’hui.

Ah ! non ! c’est un peu court, jeune homme !
On pouvait dire… Oh ! Dieu !… bien des choses en somme…
En variant le ton, — par exemple, tenez :
Agressif : « Moi, monsieur, si j’avais un tel nez,
Il faudrait sur-le-champ que je me l’amputasse ! »
Amical : « Mais il doit tremper dans votre tasse !
Pour boire, faites-vous fabriquer un hanap ! »
Descriptif : « C’est un roc !… c’est un pic !… c’est un cap !
Que dis-je, c’est un cap ?… C’est une péninsule ! »
Curieux : « De quoi sert cette oblongue capsule ?
D’écritoire, monsieur, ou de boîte à ciseaux ? »
Gracieux : « Aimez-vous à ce point les oiseaux
Que paternellement vous vous préoccupâtes
De tendre ce perchoir à leurs petites pattes ? »
Truculent : « Çà, monsieur, lorsque vous pétunez,
La vapeur du tabac vous sort-elle du nez
Sans qu’un voisin ne crie au feu de cheminée ? »
Prévenant : « Gardez-vous, votre tête entraînée
Par ce poids, de tomber en avant sur le sol ! »
Tendre : « Faites-lui faire un petit parasol
De peur que sa couleur au soleil ne se fane ! »
Pédant : « L’animal seul, monsieur, qu’Aristophane
Appelle Hippocampelephantocamélos
Dut avoir sous le front tant de chair sur tant d’os ! »
Cavalier : « Quoi, l’ami, ce croc est à la mode ?
Pour pendre son chapeau, c’est vraiment très commode ! »
Emphatique : « Aucun vent ne peut, nez magistral,
T’enrhumer tout entier, excepté le mistral ! »
Dramatique : « C’est la Mer Rouge quand il saigne ! »
Admiratif : « Pour un parfumeur, quelle enseigne ! »
Lyrique : « Est-ce une conque, êtes-vous un triton ? »
Naïf : « Ce monument, quand le visite-t-on ? »
Respectueux : « Souffrez, monsieur, qu’on vous salue,
C’est là ce qui s’appelle avoir pignon sur rue ! »
Campagnard : « Hé, ardé ! C’est-y un nez ? Nanain !
C’est queuqu’navet géant ou ben queuqu’melon nain ! »
Militaire : « Pointez contre cavalerie ! »
Pratique : « Voulez-vous le mettre en loterie ?
Assurément, monsieur, ce sera le gros lot ! »
Enfin parodiant Pyrame en un sanglot :
« Le voilà donc ce nez qui des traits de son maître
A détruit l’harmonie ! Il en rougit, le traître ! »
– Voilà ce qu’à peu près, mon cher, vous m’auriez dit
Si vous aviez un peu de lettres et d’esprit :
Mais d’esprit, ô le plus lamentable des êtres,
Vous n’en eûtes jamais un atome, et de lettres
Vous n’avez que les trois qui forment le mot : sot !
Eussiez-vous eu, d’ailleurs, l’invention qu’il faut
Pour pouvoir là, devant ces nobles galeries,
Me servir toutes ces folles plaisanteries,
Que vous n’en eussiez pas articulé le quart
De la moitié du commencement d’une, car
Je me les sers moi-même, avec assez de verve,
Mais je ne permets pas qu’un autre me les serve.

Plutôt que de livrer un commentaire en bonne et due forme de cette tirade — exercice trop scolaire pour un article de blog –, je me propose d’énumérer cinq qualités qui, selon moi, expliquent que cette tirade reste l’une des plus célèbres et les plus emblématiques du théâtre français.

1. Un morceau de bravoure

La longueur de la tirade, mais surtout son propos même, en font un tour de force. Cette tirade est l’occasion rêvée, pour tout acteur, de faire montre de son brio. Je ne serais pas surpris, si l’on me disait que cette tirade était utilisée lors d’auditions et de castings, pour repérer les bons comédiens. En quelques vers, l’interprète doit passer par une vingtaine d’émotions différentes. Bref, si cette tirade est devenue célèbre, c’est parce qu’elle a rapidement dû se forger la réputation d’être un véritable tour de force, un morceau de bravoure permettant aux comédiens de briller.

2. Un éloge de l’éloquence et du panache

Deuxième raison qui, selon moi, a fait le succès de cette tirade, c’est qu’il s’agit d’un éloge par l’exemple de l’éloquence. On ne peut, en tant que lecteur ou membre du public, qu’être admiratif devant la vivacité et le brio du personnage, dont la maîtrise de la langue française n’a d’égale que l’aisance à passer d’un ton à l’autre, d’une émotion à l’autre. Cette tirade est une magnifique illustration de la langue française, en en offrant une riche palette, dans toutes les gammes de tons et de nuances, mais en privilégiant la superbe, le panache.

3. Un exercice de style avant l’heure

Dans cette tirade, Cyrano dit la même chose de nombreuses fois, mais avec une interprétation différente. Aussi la tirade peut-elle se lire aussi comme un exercice de style, avant même que l’OuLiPo ne popularise cette pratique. Tous les deux vers, un adjectif annonce l’intonation choisie. C’est un peu comme si la tirade elle-même intégrait ses propres didascalies.

Le ton passe ainsi de l’agressivité aux larmes, en passant par un éventail complet d’interprétations. L’acteur doit se montrer tour à tour truculent, donc d’un entrain excessif au point de devenir vulgaire, tendre, mais d’une tendresse mielleuse propre à faire enrager l’interlocuteur, pédant, avec cet air de je-sais-tout absolument insupportable, cavalier, avec ce parler familier et jovial, prévenant, c’est-à-dire avec la volonté affichée d’anticiper tous les besoins de l’interlocuteur, emphatique, en exagérant excessivement l’ampleur du propos, et même campagnard, en imitant le parler rustique.

Il est cependant un ton qui n’est point nommé, mais dont on sent une touche dans chacun des exemples successifs, et c’est l’ironie. Chacune des variations de ton vise à ridiculiser le possesseur de ce nez si difforme. On voit ainsi que Cyrano excelle à se moquer lui-même de cet appendice dont la nature l’a affublé. Ses piques ironiques sont bien plus mordantes que celle que lui avait adressée, quelques minutes plus tôt, son interlocuteur. Mais si le personnage se plaît à se moquer de lui-même, ce qui nous le rend fort sympathique, en revanche il n’excuse pas qu’on se moque de lui.

4. Nous rêvons tous de clouer le bec aux sots

Qui n’a jamais souhaité avoir suffisamment de verve pour clouer le bec à un importun, à un passant malpoli, à un patron exigeant, à une personne qui vous fait une remarque désobligeante ? Or, bien souvent, la plupart d’entre nous manque de mots, sur le moment, pour moucher le fat. Et nous regrettons ensuite de ne pas avoir su dire le fond de notre pensée, quitte à y laisser des plumes.

C’est en cela, aussi, que cette tirade est jubilatoire. Cyrano, lui, y va, sans peur. Il fait montre d’une supériorité intellectuelle écrasante sur son interlocuteur. Par cette tirade, il lui fait la leçon. Il le ridiculise sans l’insulter, ni même le ridiculiser. Autrement dit, Cyrano ne s’abaisse pas à répondre à l’injure par l’injure. S’il a été affecté par l’offense qui lui a été faite, il ne montre aucun signe de faiblesse, et plutôt que de s’emporter dans un mouvement de colère, il manifeste magistralement sa supériorité.

5. De la laideur à la fierté

Une cinquième bonne raison d’aimer cette tirade, est ce qu’elle rompt avec le stéréotype selon lequel le héros d’une histoire est forcément jeune et beau. Il suffit d’allumer un poste de télévision pour se rendre compte que la laideur, la difformité physique, la différence quelle qu’elle soit, n’ont guère de place dans les médias dominants.

Avec Cyrano de Bergerac, et particulièrement avec cette tirade, Edmond Rostand renverse la faiblesse en force. En effet, ce nez proéminent, loin de le dissimuler, loin de chercher à en réduire les dimensions par des artifices de maquillage, Cyrano le porte fièrement.

Ce faisant, il devient un modèle pour tous ceux et celles qui possèdent, sans l’avoir choisi, une différence souvent dévalorisée par la société, que celle-ci soit ou non physique. Cyrano nous montre que, plutôt que de désespérer, plutôt que de s’apitoyer sur son sort ou même de se haïr soi-même, il convient d’être fier de ce que nous sommes, une différence n’étant pas nécessairement le signe d’une moindre valeur. Il s’agit en somme de s’assumer tel que l’on est, en montrant le meilleur de soi-même, de manière à prouver que les moqueries ne sont que le signe d’un jugement hâtif et limité.

*

Pour toutes ces raisons, je ne peux que vous recommander d’aller voir Cyrano de Bergerac si la pièce venait à être jouée près de chez vous. La pièce mérite d’être vue. Créée pour la première fois en 1897, elle fait un peu revivre le romantisme dans une époque déjà passée à Ubu (1896).

6 commentaires sur « Les 5 qualités de la tirade du nez »

  1. Je ne comprends pas pourquoi les sauts de ligne de la citation ne se font pas normalement. J’ai fait des sauts avec « Maj+Entrée », parce que si j’appuie simplement sur « Entrée », ils changent de paragraphe et laissent donc un très (très) grand espace blanc entre chaque vers, ce qui n’est guère plus lisible. Je précise que j’ai testé le nouvel éditeur « Gutemberg » de WordPress.

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  2. « Il le ridiculise sans l’insulter, ni même le ridiculiser. Autrement dit, Cyrano ne s’abaisse pas à répondre à l’injure par l’injure. »

    « – Voilà ce qu’à peu près, mon cher, vous m’auriez dit
    Si vous aviez un peu de lettres et d’esprit :
    Mais d’esprit, ô le plus lamentable des êtres,
    Vous n’en eûtes jamais un atome, et de lettres
    Vous n’avez que les trois qui forment le mot: sot ! »

    Pas de ridiculisation, ni d’injures ? Vous en êtes bien certain ?

    Aimé par 1 personne

    1. C’est là tout le génie de cette tirade. Il le met plus bas que terre mais on n’arrive pas à lui en vouloir. Le texte est écrit de telle sorte que le spectateur est du côté de Cyrano. Et on est en effet bien loin des imprécations grossières qui pourraient nous venir spontanément à l’esprit en pareille situation. Finalement, Cyrano ne lui reproche que son manque d’esprit, et non pas la moquerie en elle-même. C’est ça qui est d’une grande élégance.

      Aimé par 1 personne

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