« A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu… » Le sonnet des Voyelles est l’un des poèmes les plus connus de Rimbaud. Je vous invite donc à tourner la page, et à découvrir le poème d’à côté. Dans l’édition Vanier de 1895 (disponible sur Wikisource), il s’agit également d’un sonnet, intitulé « Oraison du soir »…
Horizon d’attente
Dans la liturgie catholique, une oraison (du latin orare, prier) est une « invocation collective qui termine les heures canoniales ou qui ponctue une célébration liturgique« . On peut donc attendre, d’un poème intitulé « Oraison du soir », qu’il chante le soir de façon à faire ressentir une dimension sacrée, ou que le crépuscule soit l’occasion d’une forme de prière. Or, voici le poème de Rimbaud, dont le moins qu’on puisse dire est qu’il bouscule cet horizon d’attente :
ORAISON DU SOIR
Je vis assis, tel qu’un ange aux mains d’un barbier,
Empoignant une chope à fortes cannelures,
L’hypogastre et le col cambrés, une Gambier
Aux dents, sous l’air gonflé d’impalpables voilures.Tels que les excréments chauds d’un vieux colombier,
Mille rêves en moi font de douces brûlures ;
Puis par instants mon cœur triste est comme un aubier
Qu’ensanglante l’or jaune et sombre des coulures.Puis quand j’ai ravalé mes rêves avec soin,
Je me tourne, ayant bu trente ou quarante chopes,
Et me recueille pour lâcher l’âcre besoin.Doux comme le Seigneur du cèdre et des hysopes,
Je pisse vers les cieux bruns, très haut et très loin,
Avec l’assentiment des grands héliotropes.
« Je vis assis » : la fierté rebelle de l’adolescent

Notons d’emblée que le poème commence par le pronom personnel « Je ». Cette forte affirmation personnelle nous montre un Rimbaud sûr de lui, qui parade à la terrasse d’un café. Se peindre assis à la terrasse d’un café, c’est revendiquer une existence indépendante et rebelle, où l’on peut fumer la pipe et boire de la bière.
Être assis, c’est adopter la position de celui qui ne travaille pas. C’est, au contraire, revendiquer le droit de jouir de l’existence, sans se soucier de travail, de morale ou de conventions.
C’est avec fierté que le poète empoigne sa chope de bière, dans un geste viril qui est aussi, sans doute, une revendication : boire de la bière, c’est appartenir au monde des adultes, c’est aussi revendiquer l’ivresse et le plaisir comme seuls principes.
La posture de Rimbaud accentue cette impression de fierté. L’hypogastre (région inférieure de l’abdomen) et le col cambrés, Rimbaud donne l’impression de parader comme un paon. Se cambrer, c’est, comme l’indique le TLFi, « se redresser en creusant les reins et en ramenant la partie supérieure du corps en arrière », et cette posture confère à celui qui l’adopte un air hautain, si bien que le verbe a fini par signifier « se raidir, se réfugier dans une attitude hautaine ou orgueilleuse ».
Le fait d’avoir « une Gambier / aux dents » (on notera l’enjambement) participe de cette affirmation rebelle de soi-même. Ce n’est pas par souci du détail que le poète précise fumer la pipe, mais bien parce que ce détail lui permet de crâner, de s’affirmer comme un homme.
Rêverie et expressions physiologiques

Alors que la première strophe avait pour but de présenter le cadre de l’action — le poète à la terrasse de café –, le deuxième quatrain installe un deuxième thème qui est celui de la rêverie. Tristesse et douceur se mêlent pour caractériser un sentiment complexe, sans doute proche de la mélancolie.
Cette apparition de l’intériorité, de la psychologie, ne correspond cependant aucunement à l’abandon à un quelconque romantisme. D’emblée, la comparaison avec les « excréments chauds » présente ces rêves sous un jour qui n’a rien de sublime (c’est le moins qu’on puisse dire).
On est en droit de se demander si, en fait d’intériorité, le poète ne nous présente tout simplement pas le trajet de la bière dans son corps. En effet, on peut penser que l’alcool laisse de « douces brûlures » dans la gorge, avant d’ensanglanter le « cœur » de sa couleur dorée (couleur de la bière blonde), le terme de « coulures » pouvant désigner les gorgées de boisson qui coulent dans son corps, comparées à la sève coulant sur l’aubier. Et cela expliquerait logiquement qu’il faille ensuite uriner…
Pisser haut en guise de prière du soir

Si les deux tercets apparaissent comme la continuation logique des quatrains (on pisse après avoir bu), il y a cependant une gradation d’intensité qu’il ne faut pas manquer. On notera la façon dont Rimbaud prépare progressivement l’apparition subversive du verbe pisser, dont il est inutile de préciser qu’il relève d’un registre plus que familier.
On notera aussi et surtout le tressage du motif urinaire avec le champ lexical de la prière. Dès le premier tercet, Rimbaud parle de « recueillement ». Ce terme, habituellement utilisé pour désigner l’isolement dans lequel on se retire pour prier, renvoie ici aux précautions qui entourent le fait d’uriner.
Rimbaud prend son temps pour décrire cet acte dont, d’ordinaire, on ne parle pas. Il savoure le fait d’inscrire dans un poème, c’est-à-dire dans la forme de littérature généralement considérée comme la plus noble et la plus spirituelle, un geste purement physiologique, lié aux besoins du corps, traditionnellement considérés comme vulgaires.
Dans le dernier tercet, Rimbaud prolonge la subversion antireligieuse en faisant du geste d’uriner une sorte de parodie de prière. C’est, bien sûr, et avant tout, une provocation, un jeu de garçon jouant à uriner le plus haut et le plus loin possible. Le poète pisse vers le haut, de la même façon que les prières sont censées s’élever vers le ciel en direction de Dieu.
Rimbaud se compare au « Seigneur du cèdre et des hysopes« , et la majuscule au mot « Seigneur » renvoie une fois encore au champ lexical du sacré. La pisse semble une sorte d’offrande facétieuse. Rimbaud joue aussi avec l’expression populaire « depuis le cèdre jusqu’à l’hysope », signifiant « du plus important au plus insignifiant », en raison d’un passage de la Bible où l’hysope symbolise la petitesse à côté du grand cèdre (TLFi : mot « hysope » et mot « cèdre »).
« Avec l’assentiment des grands héliotropes »
« Je pisse vers les cieux bruns, très haut et très loin » : le geste a quelque chose d’épique. Plus précisément, Rimbaud présente sous un jour épique quelque chose qui est en réalité extrêmement trivial : il s’agit donc d’un registre héroï-comique. La répétition du mot « très » n’y est pas pour rien, non plus que le pluriel de « cieux ». On notera également la proximité phonétique de la voyelle finale de « brun » et de « loin », et le décalage de la césure à la septième syllabe.
Le dernier vers est tout simplement génial. Ce complément circonstanciel de manière prolonge la phrase, comme une sorte de surenchère sur le fait déjà subversif d’avoir inscrit « je pisse » en début de vers. C’est un vers à lire lentement, en marquant bien la diérèse sur « héliotropes » qui se lit en quatre syllabes.
Cette prière païenne qu’est le fait d’uriner en l’air reçoit donc l’assentiment, la bénédiction, des grands héliotropes, ces plantes qui regardent le soleil. Hélios, c’est, en grec, le soleil, et tropos, le tour, le fait de se tourner. Les héliotropes sont donc, étymologiquement et littéralement, des tournesols.
On peut y voir une sorte de revanche de la nature sur la culture, du corps sur l’esprit, du profane sur le sacré. En arrosant les tournesols de son urine, Rimbaud livre sa conception à lui de l’oraison. Dans ses poèmes versifiés comme dans la Saison en Enfer, le poète prend généralement le parti de la nature plutôt que celui de la culture, et se montre volontiers anticlérical. Il se représente comme un « gaulois » doté d’un « mauvais sang » et préfère l’orient païen à l’occident chrétien. Son Oraison du soir témoigne d’un désir de subversion qui sait mettre les ressources de la poésie, la force du sonnet, la grâce de la versification au profit de sa rébellion. Il y a quelque chose de jouissif dans la lecture de ce poème d’un épicurisme radical, où l’obscénité même du jet d’urine est comme un pied-de-nez adressé aux bien pensants et aux tenants d’une morale étriquée.
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(L’image d’en-tête provient de Pixabay.)
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