Ce sont toujours plus ou moins les mêmes poèmes qui fleurissent dans nos anthologies. Fort de ce constat, je vous propose de redécouvrir les grands maîtres de la poésie française en explorant un poème initialement paru juste avant ou juste après un poème très célèbre. Aujourd’hui, rouvrons les Fleurs du mal de Baudelaire.
L’invitation au voyage
Est-il poème de Baudelaire plus connu que son « Invitation au voyage » ? Avec son refrain, ce poème adopte le ton d’une berceuse pour décrire à la femme aimée le pays idéal. Cette sorte de Hollande rêvée, avec ses canaux, ses ciels gris et ses couchers de soleil flamboyants, apparaît comme un havre de douceur, un écrin d’intimité au sein duquel la relation amoureuse peut s’épanouir. Il s’agit finalement moins d’un lieu réel que de la promesse d’un espace où l’on puisse être « ensemble », d’un lieu sans contrainte ni obligation, où l’on puisse « s’aimer à loisir » sans avoir rien d’autre à faire. C’est vraiment un poème magnifique, un de ceux que j’eusse aimé avoir écrits, et il mérite incontestablement sa place dans les anthologies.
Vermeer, « La liseuse à la fenêtre » (Wikipédia). On imagine volontiers des vues de Delft au-delà de cette fenêtre…
« Mon enfant, ma sœur, Songe à la douceur D’aller là-bas vivre ensemble ; — Aimer à loisir, Aimer et mourir Au pays qui te ressemble ! Les soleils mouillés De ces ciels brouillés Pour mon esprit ont les charmes Si mystérieux De tes traîtres yeux, Brillant à travers leurs larmes.
Là, tout n’est qu’ordre et beauté, Luxe, calme et volupté. »
Je ne saurais que trop vous recommander d’aller lire le poème complet sur Wikisource, mais pour l’heure, tournons la page et allons voir le poème précédent, beaucoup moins connu. Il s’agit d’un poème intitulé « Le beau navire ». Si j’en crois les recherches que j’avais faites il y a deux ans sur Google, ce poème ne fait pas partie des plus cités sur Internet, même s’il n’est pas non plus tout à la fin de la liste.
Un blason du corps féminin
Dans ce poème, Charles Baudelaire prévient d’emblée que son intention est de chanter les beautés de la femme aimée :
« Je veux te raconter, ô molle enchanteresse, Les diverses beautés qui parent ta jeunesse ; Je veux te peindre ta beauté, Où l’enfance s’allie à la maturité. »
La répétition du mot « beauté » n’est pas une faiblesse d’expression mais bien un fait de style dont on peut présumer qu’il est intentionnel. Nous voici donc d’emblée prévenus que l’on s’apprête à lire un blason du corps féminin.
La femme aimée est ainsi une « molle enchanteresse ». Peut-être trouverions-nous aujourd’hui l’adjectif « molle » peu valorisant. Les canons de beauté ont changé depuis le XIXe siècle où l’on affectionnait les femmes bien en chair, dotées de rondeurs voluptueuses. Je pense qu’on peut voir ici la mollesse comme une qualité.
Cependant, il n’est pas sûr que la femme en question apprécie que l’on associe sa beauté avec la « maturité ». Remarquez, c’est toujours plus agréable que d’être comparée à un cadavre en décomposition… Baudelaire ne s’en est pas privé dans « Une charogne », prouvant du même coup que l’on pouvait faire un très beau poème en décrivant quelque chose d’horriblement laid.
Notez les rimes dans ce premier quatrain : enchanteresse, jeunesse, beauté, maturité. On voit tout de suite une progression. Si l’on peut aisément concevoir que la jeunesse est enchanteresse, en revanche la maturité est moins souvent associée à la beauté. D’emblée, le poète nous prévient que son regard n’est pas celui de tout un chacun : Baudelaire sait voir de la beauté là où, à d’autres yeux, sans doute, elle échapperait.
Tu ressembles à un bateau
Passons à la deuxième strophe :
« Quand tu vas balayant l’air de ta jupe large, Tu fais l’effet d’un beau vaisseau qui prend le large, Chargé de toile, et va roulant Suivant un rythme doux, et paresseux, et lent. »
Bon, là, il me semble que, la nana, elle rigole encore un peu moins. Essayez un peu de draguer une fille en lui disant qu’elle est belle comme un cargo, à mon avis, ce n’est pas gagné. D’autant qu’il en rajoute avec la « jupe large », autant lui dire tout de suite qu’elle est grosse.
Mais n’oublions pas que Baudelaire est capable de voir « un hémisphère dans une chevelure ». Le poète est un peu voyant, grâce à la magie des correspondances. Il voyage par association d’idées. Aussi, la comparaison avec un bateau n’est-elle pas si étrange que cela. Le « beau vaisseau », c’est une promesse d’ailleurs, c’est un lien avec des mondes exotiques. Un navire, toutes voiles gonflées, c’est l’aventure !
Impossible de ne pas s’arrêter sur le dernier vers de cette strophe, avec son rythme ternaire marqué par deux pauses et la réduplication de la conjonction « et », mimant à merveille ce roulis qui est à la fois celui du bateau et celui de la démarche de la femme aimée.
Baudelaire enfonce le clou
Baudelaire va encore plus loin :
« Sur ton cou large et rond, sur tes épaules grasses, Ta tête se pavane avec d’étranges grâces ; D’un air placide et triomphant Tu passes ton chemin, majestueuse enfant. »
Paul Gauguin, Portrait de Suzanne Bambridge (Wikipédia)
Pour le coup, même si c’est Baudelaire, je ne vous recommande pas trop d’essayer ces vers comme technique de drague. En tout cas, je décline toute responsabilité en cas de gifles qui vous seraient envoyées dans la figure. Le poète est quand même en train de décrire la femme aimée comme une sorte de taureau trapu bourré de cellulite, non ? Il dit lui-même que ses « grâces » sont « étranges », et il ose faire rimer « grâces » avec « grasses ». Bon, elle doit avoir un physique difficile, comme on dit aujourd’hui de façon très politiquement correcte.
Pourtant, le poète décrit aussi une allure altière, qui n’est pas sans panache. Les adjectifs « triomphant » et « majestueuse » sont, eux, bien mélioratifs. Il y a quelque chose d’aristocratique dans cette façon de « passer son chemin ». On peut aussi se demander si cette allure altière n’est pas une forme de dédain de sa part à l’endroit du poète.
Un poème à refrain
Quand on lit la quatrième strophe, on se rend compte qu’elle est identique à la première. Là, évidemment, vous vous dites, c’est de l’arnaque, ce poète doit facturer au vers, ou alors il n’a plus d’inspiration et il allonge la sauce en espérant que ça ne se voie pas trop. Mais comme c’est Baudelaire, vous cherchez une autre explication, et vous aurez raison de le faire.
La répétition de la même strophe crée un effet de bouclage, mettant un terme à ce qui précède et permettant d’ouvrir une nouvelle séquence. Cela encadre une première vision de la beauté atypique de la femme aimée. La suite du poème passe à une toute autre partie du corps.
Le blason des seins
« Ta gorge qui s’avance et qui pousse la moire, Ta gorge triomphante est une belle armoire Dont les panneaux bombés et clairs Comme les boucliers accrochent des éclairs ;
Boucliers provoquants, armés de pointes roses ! Armoire à doux secrets, pleine de bonnes choses, De vins, de parfums, de liqueurs Qui feraient délirer les cerveaux et les cœurs ! »
Le poème se fait ici plus sensuel, en ce qu’il décrit les avancées et reculs d’une « gorge » qui désigne, on l’aura compris, non seulement le cou mais aussi et surtout la poitrine. Les « pointes roses » sont bien évidemment les tétons. Si vous trouvez que c’est osé, sachez que cela fait belle lurette que les poètes décrivent la poitrine féminine avec force détails. Je vous renvoie par exemple à Ronsard.
Là encore, on se demandera si une femme d’aujourd’hui apprécierait que l’on compare sa plastique avec du mobilier d’intérieur. Mais la comparaison est très pertinente. Il y a non seulement une analogie de forme (les « panneaux bombés et clairs ») mais aussi et surtout l’idée qu’il s’agit d’une « armoire à secrets », contenant quelque chose de précieux, comme si cette poitrine renfermait un secret profond, un saint des saints, ou un sein des seins, devrais-je dire.
Après ces deux strophes sensuelles, on retrouve, en guise de septième strophe, une reprise de la deuxième. Il serait intéressant de mesurer l’effet produit par cette répétition, et en particulier de voir si le sens de la strophe change un peu par rapport à la première occurrence, en raison du changement de contexte. On a l’impression d’une amplification: les trois premières strophes seraient répétées en insérant d’autres strophes entre elles. De fait, la dernière strophe est aussi une reprise de la troisième.
Jambes et bras
Citons la fin du poème :
« Tes nobles jambes sous les volants qu’elles chassent Tourmentent les désirs obscurs et les agacent, Comme deux sorcières qui font Tourner un philtre noir dans un vase profond.
Tes bras qui se joueraient des précoces hercules Sont des boas luisants les solides émules, Faits pour serrer obstinément, Comme pour l’imprimer dans ton cœur, ton amant.
Sur ton cou large et rond, sur tes épaules grasses, Ta tête se pavane avec d’étranges grâces ; D’un air placide et triomphant Tu passes ton chemin, majestueuse enfant. »
Outre le cou, les épaules et la tête, dont nous avons déjà parlé, cette fin de poème décrit successivement les jambes et les bras de la femme aimée. L’image de la sorcellerie permet de suggérer que le mouvement des jambes hypnotise celui qui les regarde. La femme aimée apparaît ainsi comme une séductrice. Il faut donner son sens fort au verbe « agacer », ce n’est pas simplement importuner légèrement, mais bien tourmenter le poète en faisant naître des désirs intenses.
Après avoir été comparée à un bateau et à une armoire, la femme aimée se trouve représentée telle un boa. Ses bras, du moins. L’image du serpent constricteur fait des bras de la femme aimée une menace, un véritable étau enserrant son amant. C’est présenter la femme aimée comme irrésistible, fatalement irrésistible, au point que la force même d’Hercule ne puisse lui résister.
*
On voit ainsi comment Baudelaire renouvelle le genre traditionnel du blason du corps féminin, tout en proposant une définition de la beauté qui dépasse les stéréotypes. Le corps de la femme aimée est ainsi constamment comparé à des objets qui évoquent peu la beauté ou la féminité à première vue. L’art du poète est ainsi de nous montrer ce que nous n’avions su voir. Cela dit, si ça vous étonne de voir la femme aimée comparée à un bateau, une armoire ou un serpent exotique, sachez que Breton ira encore plus loin dans ce domaine, comparant les parties du corps féminin à toutes sortes d’objets et d’animaux. Mais ça, ce sera l’objet d’un autre article…
La parole est à vous
Et vous, qu’avez-vous pensé de ce poème ? La parole est à vous dans l’espace des commentaires.
Personnellement j’adore la poésie !!! Le romantisme !! La comparaison de la femme à un navire dans le sens invitation au voyage : un voyage d’une vie à deux…. Perso j’adore l’idée.. il suffit de savoir jouer avec les mots pour apaiser les maux de l’autre !!!
la femme en tant que navire/ ca veut dire immaginer un colosse…La femme geante existe, au vrai, dans son immaginaire… Les metamorphoses de la femme a travers les tableaux emblemathiques qu il proposait, donnent l idee dun sens plastique, d une immagination particuliere , grace a ces voyages accomplis, a de diverses experiences artistiques.
Votre collage/ de poemes sur cet theme – en est bien revelateur.
A reblogué ceci sur Alessandria today.
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Très belle analyse!!
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Merci beaucoup !
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Personnellement j’adore la poésie !!! Le romantisme !! La comparaison de la femme à un navire dans le sens invitation au voyage : un voyage d’une vie à deux…. Perso j’adore l’idée.. il suffit de savoir jouer avec les mots pour apaiser les maux de l’autre !!!
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Un beau programme en effet ! Merci pour ce commentaire !
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Tu peux toujours essayer de comparer une femme à une armoire Ikea mais C est chaud qd même, choisi le bon modèle !!
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^^
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Merci, je le connaissais pas. A côté de ça, L’invitation au voyage semble un peu mièvre. B., ici, frôle les limites. C’est revigorant!
P.G.
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Bravo pour l’article.
Jérémy Lasseaux en a écrit une courte parodie dans le recueil « L’âme hantée, je me suis lamenté » :
Tes yeux
Ont perdu leur couleur au pieu.
Tes boucliers
Sont oubliés.
Tu as passé ton chemin.
Tu fais mine, hein ?
D’être encore jeune.
Mais je ne
Raconterai plus le long
Beau bateau.
Car nous blasons, nous les rimailleurs
Je m’en vais donc rimer ailleurs :
Le navire, il navre.
(L’ebook est gratuit au moment où je poste ce commentaire : https://www.amazon.fr/L%C3%A2me-hant%C3%A9e-suis-lament%C3%A9-s%C3%A9rieux-ebook/dp/B07VB3CP1B/ref=sr_1_2?__mk_fr_FR=%C3%85M%C3%85%C5%BD%C3%95%C3%91&keywords=l%27%C3%A2me+hant%C3%A9e&qid=1563778717&s=amazon-devices&sr=8-2 )
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Amusant, en effet !
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la femme en tant que navire/ ca veut dire immaginer un colosse…La femme geante existe, au vrai, dans son immaginaire… Les metamorphoses de la femme a travers les tableaux emblemathiques qu il proposait, donnent l idee dun sens plastique, d une immagination particuliere , grace a ces voyages accomplis, a de diverses experiences artistiques.
Votre collage/ de poemes sur cet theme – en est bien revelateur.
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