« Le Parlement des fées » de John Crowley

Avez-vous déjà entendu parler du Parlement des fées ? Ce roman de John Crowley, particulièrement original, était dans ma liste à lire depuis longtemps, et je viens d’en finir le premier volume. Celui-ci instaure progressivement un univers féerique sans tout à fait basculer complètement dans le merveilleux. La réussite du roman tient en grande partie à cet équilibre savamment dosé.

Le début de l’intrigue

La couverture du livre (image trouvée sur le site nooSfere)

Le livre commence, sinon dans le monde réel, du moins dans un monde réaliste, à l’image de ce que furent les États-Unis au vingtième siècle : un monde de grandes villes quadrillées de larges artères peuplées d’automobiles, où les gens vivent dans des immeubles austères et passent leurs journées au travail. Le héros, Smocky Barnable, est un homme ordinaire de ce monde ordinaire. Son métier répétitif et sans intérêt, sa vie solitaire et presque misérable, son absence de toute particularité remarquable, en font un homme quelconque, semblable à cette foule d’anonymes que chacun côtoie sans jamais réellement considérer.

Smocky Barnable avait même l’impression qu’il était à ce point anonyme qu’il en devenait invisible. Et l’art d’écrire de l’auteur nous fait hésiter entre deux interprétations de ce phénomène : l’une, réaliste, fait de cette invisibilité une simple métaphore de son sentiment d’être insignifiant ; l’autre, merveilleuse, tendrait à le rendre littéralement invisible aux yeux de ses semblables. Toujours est-il que, une fois tombé amoureux de Daily Alice Drinkwater, le jeune Smocky Barnable semble guéri de cette curieuse affliction.

Je verrais bien l’architecte Drinkwater, père de Daily Alice, ressembler à lui (Pixabay)

Celui-ci doit se rendre chez elle pour l’épouser. Mais on lui a formellement demandé de s’y rendre à pied, sans rien dépenser lors du trajet, en dormant à la belle étoile ou en trouvant des hôtes pour l’héberger. Il ne fallait en aucun cas qu’il payât pour un hôtel ou une auberge. Autre fait curieux, le lieu où il se rend, Edgewood, littéralement « L’Orée du Bois », ne semble se trouver explicitement mentionné sur aucune carte.

Là encore, le lecteur se trouve hésiter entre deux interprétations. La première, réaliste, voudrait que sa future belle-famille soit particulièrement superstitieuse pour lui imposer un tel mode de voyage, et que l’absence d’Edgewood sur la carte soit simplement due à la très faible importance de cette localité qui n’est peut-être qu’un lieu-dit. La seconde, merveilleuse, serait qu’Edgewood, cette vaste demeure imaginée par le père Drinkwater, ne soit pas un lieu comme les autres, et qu’on ne puisse s’y rendre qu’en respectant un certain protocole, un certain rituel donnant accès à ce monde absent de toute carte géographique, comme un univers parallèle ou un pays magique.

Smocky, lui, ne se pose guère de questions, tout heureux de retrouver sa bien-aimée, et il semble ne s’étonner que très modérément de l’univers de plus en plus étrange qu’il découvre progressivement.

Smocky Barnable arrive donc à Edgewood. Il s’agit d’une vaste propriété constituée d’une étrange demeure et d’un grand domaine en pleine nature. Une petite société y vit presque en vase clos. Smocky va apprendre à connaître ses habitants et leur généalogie. Ils sont tous à la fois étranges et attachants, chacun à leur manière. Sont-ils simplement un peu marginaux, ou bien sont-ils réellement en contact avec un autre monde ?

Quelque chose de très anglais

Une maison de campagne (Goddarts, aitoff, Pixabay)

Alors même que son auteur est américain, il y a, je trouve, dans ce roman, quelque chose de très anglais. Impossible de ne pas penser, par exemple, à Alice au pays des merveilles, en découvrant en même temps que le personnage principal cet univers féerique. Ce dernier est tout à la fois agréable, champêtre, douillet, en somme cosy, et inquiétant par son étrangeté.

Pourquoi anglais ? Parce qu’il y a quelque chose d’un peu vieillot, de délicieusement suranné, dans cet univers de maisons de campagne, de cottages de vieilles briques, de jardinets. Peut-être, après tout, trouve-t-on de semblables paysages dans l’Amérique profonde, mais les images mentales que m’a procuré la lecture du roman m’ont davantage fait penser à de petits villages anglais, plantés dans une campagne vallonnée, plutôt qu’aux vastes étendues du Midwest. Je me suis imaginé des collines vertes façon pays des Hobbits, des paysages irlandais, une nature paisible comme dans le film de Mary Poppins, des habitations douillettes et confortables plutôt qu’un manoir austère. Oui, je me représente Edgewood comme l’emblème d’un certain art de vivre, à proximité de la nature, j’y reviendrai. Et, pendant toute ma lecture, je n’ai pu faire autrement que de me représenter Smocky Barnable avec les traits de l’acteur Martin Freeman dans Bilbo le Hobbit.

Des personnages loufoques et attachants

Un cercle de pierres en Écosse (Pixabay)

Dans cet univers à la fois charmant et désuet, vit une petite communauté d’êtres tous aussi bizarres qu’attachants. Les personnages secondaires sont à la fois très différents les uns des autres, et cependant marqués par une même étrangeté. La grand-tante Nuage qui s’étonne de tout ce qu’on lui dit, comme si elle n’avait jamais envisagé les choses de la manière dont on les lui disait, fait ainsi sourire. Vous découvrirez aussi, progressivement, l’oncle Truite, Auberon, August, et tant d’autres.

Un récit complexe

Le récit du Parlement des fées n’a rien d’une ligne droite où se succéderaient situation initiale, élément perturbateur, péripéties et résolution. Il s’agit plutôt d’un chemin sinueux où l’on se laisse emporter sans trop savoir vers où.

À l’histoire de Smocky et de Daily Alice, s’ajoutent celles des ancêtres de cette dernière et des autres habitants de l’étrange demeure d’Edgewood. Puis celle des descendants. Aussi y a-t-il des parenthèses dans le récit premier, destinées à laisser place à ces récits secondaires. On peut lire le roman comme une succession de petits contes à l’intérieur du grand Conte. Ainsi l’histoire d’August — qui utilise un don des fées pour séduire les femmes avant de réaliser le caractère destructeur de ce don — aurait-elle très bien pu être publiée à part. On voit de même Smocky raconter une histoire à ses élèves, et celle-ci est enchâssée dans le roman.

Un merveilleux savamment dosé

La forêt, espace féerique par excellence (Pixabay)

Un livre comme Le Parlement des fées fait du bien. Dans nos sociétés toujours plus hypnotisées par le culte de la vitesse, il fait l’éloge d’une vie rurale, plus lente, plus oisive. Dans nos sociétés toujours plus soumises aux diktats de l’efficacité et du rendement, il laisse sa place au mystère, à l’étrange, au merveilleux.

Et il s’agit d’un merveilleux savamment dosé. L’auteur ne nous impose pas d’emblée un monde peuplé de lutins, d’elfes ou de fées. Ces derniers demeurent largement invisibles. Leur présence est davantage ressentie qu’objectivement constatée. Et une interprétation réaliste reste souvent possible. De sorte que le lecteur doive lui aussi, en quelque sorte, faire l’effort d’y croire, pour se laisser emporter par le merveilleux.

Je veux dire par là que, dans la plupart des contes, le merveilleux est une donnée initiale du roman. On ne s’étonne pas, quand on lit des contes, de voir des citrouilles transformées en carrosses, des princesses dormir tout un siècle, des loups qui ressemblent à des grands-mères. Le merveilleux est accepté comme loi naturelle d’un univers qui n’est pas le nôtre.

Dans Le Parlement des fées, au contraire, il n’est pas affirmé d’emblée que l’histoire se passe dans un monde magique où les fées, les elfes et les lutins iraient de soi. Leur présence n’a rien d’évident. Certains personnages sont capables de les voir, mais pas tous, et pas tout le temps, de sorte que leur existence reste entourée de mystère. Si ces êtres merveilleux sont le sujet central du roman, ils sont en revanche un sujet de conversation plus ou moins évité par l’ensemble des personnages. Pourtant, du merveilleux, il y en a bien, mais sous une forme qui n’est pas forcément spectaculaire. Des choses étranges se passent…

Une réflexion sur notre propre société

Un lutin ou Leprechaun entouré de Stormtroopers (Pixabay)

Ce savant dosage du merveilleux nous invite à réfléchir sur notre propre conception du monde, dans une époque qui, pour le dire vite, laisse de plus en plus de place à la science rationnelle au détriment de l’imaginaire et du merveilleux parfois trop vite considérés comme des passe-temps inutiles et oisifs.

C’est aussi un certain rapport avec la nature qui est mis en évidence. Le microcosme d’Edgewood s’oppose nettement avec le monde urbain désigné par l’auteur sous le terme de « Cité ». La ville n’a pas d’autre nom plus précis, elle est donc la Ville par excellence,  entrelacs de routes, de tunnels de métro et de gratte-ciel, immense fourmilière qui ne s’arrête jamais, univers où la marque de l’homme est partout et celle de la nature, presque nulle part.

Et cette Cité, dans son ensemble, ignore Edgewood, qui le lui rend bien. La vie, à Edgewood, est un peu hors du temps, largement préservée des aspects négatifs de la modernité, comme si — un personnage en fait la supposition — ce petit monde était « protégé » par des êtres surnaturels, lutins, elfes, ou autres. Comme si une force mystérieuse éloignait les pelleteuses et les bétonnières.

La capacité de certains personnages d’entrer en contact avec le monde surnaturel évoque un rapport à la nature qui est non pas utilitariste (la nature comme ressource à exploiter) mais affectif, un peu comme s’ils ne vivaient pas seulement dans la nature mais même avec la nature, en contact avec une réalité que l’homme des villes a fini par oublier.

Un roman qui fait du bien

C’est en ce sens que l’on peut dire que Le Parlement des fées est un roman qui fait du bien. On sent que, pour le lire, il ne faut pas être pressé, comme si le voyage importait autant que la destination. De fait, on ne peut pas dire qu’il se passe grand-chose dans le roman, qui ne se veut pas un livre à suspense. Mais il y a quelque chose de paisible dans cette petite société d’Edgewood, plus ou moins heureuse malgré des mésaventures que l’on découvre progressivement. L’auteur semble faire l’éloge d’un mode de vie paisible, où l’on fait des pique-nique, des parties de pêche et des promenades à vélo, où l’on n’a guère souci du lendemain, en contact avec une nature omniprésente, d’où surgit parfois le merveilleux, pour le meilleur ou pour le pire.

Quelle attitude face au merveilleux ?

Oui, pour le meilleur et pour le pire. Car ce monde surnaturel n’est pas nécessairement bienfaisant ni bienveillant. Si bien que, tout au long du roman, le lecteur s’interroge sans cesse quant à l’attitude qu’il convient d’adopter face à cet univers parallèle qui surgit par intermittence en venant parfois bousculer l’existence des personnages. Faut-il en avoir peur, ou faut-il s’en émerveiller ? Faut-il le rechercher, comme le fait par exemple le photographe Auberon, ou faut-il s’en méfier ? Les êtres surnaturels sont-ils d’inoffensifs compagnons ou bien une réelle menace ?

Bref, je n’en dirai pas plus, sous peine de déflorer un peu trop le roman, mais je vous invite à le découvrir par vous-mêmes, en espérant qu’il agrémentera vos soirées d’été autant qu’il l’a fait des miennes. C’est vraiment un ouvrage singulier, dont je pressens qu’il ne séduira pas tout le monde, mais je crois que si l’on veut bien se laisser happer par ce petit monde, on passera un très bon moment de lecture.


Références

  • John CROWLEY, Le Parlement des Fées, éditions Pocket, collection « Fantasy », édition de poche établie d’après l’édition française Payot & Rivages (Paris, 1994), traduction par Doug Headline du roman Little, big paru en 1981. ISBN : 2-666-07402-4.
  • Pour en savoir plus sur le genre de la Fantasy, je vous recommande l’article de Jacques Baudou sur le site « Littérature jeunesse ».
  • L’image d’en-tête provient de Pixabay.

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