Mai 1968 vu par Patrick Quillier

Nous fêtons cette année le cinquantenaire de « Mai 1968 ». Que reste-t-il, aujourd’hui, de cet épisode de grèves et de manifestations ? Que retenir de Mai 1968 ? Historiens, philosophes, politologues, journalistes ont déjà répondu à la question. Aujourd’hui, je vous propose de découvrir un poème de Patrick Quillier qui se penche sur cette mémoire en célébrant les figures de Tristan Cabral et Jan Palach.

Qui est Patrick Quillier ?

Professeur de littérature comparée à l’Université de Nice, Patrick Quillier a beaucoup lu, étudié et enseigné les poètes épiques du XXe siècle, comme Pablo Neruda, Nazim Hikmet, Anna Akhmatova ou encore Aimé Césaire. À la suite de ces grands poètes, ce spécialiste de René Char et de Fernando Pessoa (dont il a traduit les Œuvres pour la Bibliothèque de la Pléiade) est convaincu que la poésie épique n’est pas un genre obsolète ou dépassé, comme on a trop souvent tendance à le croire.

Après avoir publié des recueils de poèmes tels que Office du murmure en 1996 aux éditions de La Différence, Patrick Quillier s’attelle désormais à l’écriture d’une vaste épopée de l’Humanité. Un projet pharaonique revenant sur l’Histoire de l’homme. Tel un aède ou un griot, sa voix cherche à faire exister le groupe, le collectif, dans une époque trop souvent individualiste.

Une épopée pour notre temps

À l’occasion du centenaire de la guerre de 1914-1918, il vient de faire paraître un premier volume de cette épopée, consacré à ce violent épisode guerrier. Issu de plusieurs années de recherches, ce dernier ouvrage, dont je vous parlerai bientôt, exhume une mémoire oubliée, ressuscite par la parole les morts et les héros, en insistant sur une dimension sensible et humaine que les cours d’Histoire ne suffisent pas toujours à faire revivre.

Mais ce serait faire injure à sa poésie que d’oublier que ce dernier ouvrage n’est qu’un épisode d’une vaste épopée qui reste encore à paraître, et qui se veut un véritable « chant général du monde globalisé ». De fait, j’ai déjà commenté, sur ce blog, un poignant poème que Patrick Quillier avait publié sur Facebook, en mémoire des victimes du Bataclan. Aujourd’hui, je voudrais faire de même avec un autre de ces poèmes que Patrick Quillier publie en avant-première sur les réseaux sociaux. Il est consacré à Mai 1968, et plus précisément à Tristan Cabral.

Le poème s’intitule « Tristan Cabral à l’écoute du monde ». Ce titre rappelle l’importance de l’écoute pour Patrick Quillier. Citons ce poème.

TRISTAN CABRAL À L’ÉCOUTE DU MONDE

TRISTAN CABRAL PARLE DE JAN PALACH

Aux temps tumultueux d’une jeunesse
cristalline, on prit comme une injonction
de justice à jamais l’immolation
de Jan Palach sur l’autel des révoltes,
ô Jan Palach que l’on a tant pleuré
et tant admiré.
C’était en janvier,
à Prague, et c’était bien loin des jardins
d’Amilcar. La mémoire nous redit,
sans le secours de Proust ni de Bergson,
toutes les paroles prononcées là
par Tristan Cabral, témoin, sacerdote,
témoin devant l’éthique indéniable
sous le ciel étoilé et dans le cœur,
sacerdote pour un oratorio
de la fraternité dans la lignée
des grands prédicateurs.
Il nous parlait,
Tristan Cabral, en veilleur de silence,
de ces pays qui s’endorment debout :
« Là, d’étranges femmes seules y passent
les mystères. J’y ai longtemps vécu
de lentes agonies et je veillais
les morts avec des armes blanches. Je
sais des pays qui s’endorment debout,
où des aveugles marchent vers de fausses
fontaines. Souvent des étudiants jouent
à tirer au sort celui qui ira
seul se brûler sur le pavé des places.
Je sais des pays qui s’enterrent en
silence. Les yeux éteints des loups y
laissent des échardes. Des villes y
sont rangées sous les eaux les plus profondes
des fleuves. Des visages viennent s’y
heurter dans mon dernier visage. Alors
de grands enfants très tristes plus vieux que
le malheur brûlent avant de mourir
leurs vêtements d’hiver… Praha, janvier
1969, après le suicide de Jan Palach
par le feu. »
Et nous écoutions Tristan
comme des enfants écoutent leur père
dans le cercle ardent de l’initiation.
Et l’écoutant ainsi parler de Jan
Palach, nous savions que nous écoutions
la plus belle des écoutes du monde.

TRISTAN CABRAL A RENCONTRÉ RIMBAUD

Tristan enfant vivait dans le silence
d’une maison où les mots étaient rares,
le fascinant, modelant son oreille
comme une antenne avide de musique.
L’instituteur recopiait à l’école,
entre midi et deux, quelques poèmes,
plume sergent major calligraphiant
en pleins et déliés les grands classiques.
Un jour l’enfant, 8 ans, prend une page
que l’homme venait de remplir, soufflant
dessus pour faire sécher l’encre.
Il lit
« Arthur Rimbaud », puis déchiffre le texte,
intitulé « Les Effarés ».
L’histoire
de ces déshérités devant le pain
qu’ils n’auront pas, graal inaccessible
que la chaleur fait cuire et odorer,
semble à l’enfant un récit qui lui est
personnellement adressé. Il fond
en larmes, balbutie : « Merci, merci
pour les mots ! » à l’instituteur ému.
Ainsi la vie est dans les mots, ainsi
les mots sauvent sa vie.
Arthur Rimbaud,
avec « ses pauvres petits pleins de givre »,
exposés à la neige et à la brume,
écoutant le bon pain lourd et blond cuire,
chantant des choses pour répondre au chant
des croûtes parfumées, tant bien que mal
(car il faut bien tromper la faim, misère !),
mais les chantant bas, comme une prière,
Arthur Rimbaud a rencontré l’enfant
de la demeure du silence.
Alors
Tristan Cabral naissait avec le pain.
Le pain sortait du four chaud comme un sein.
Du sein des mots qui donnaient, à l’enfant
triste, chaleur et vie, sortait Tristan.
Cabral viendrait plus tard, grâce à l’Afrique.

TRISTAN CABRAL, LE TUMULTE INSOLENT

Il n’a vécu que par pure insolence,
solaire au plein milieu de tout le mal
(il dit ne vouloir rien abandonner
du mal). Il porte des fusils plus lourds
que les épaules, portefaix patient
d’un crime qui revient quand la vision
d’un corps de mère excisé sous les arbres
active en lui les tourbillons violents
d’une enfance où les mots et les noms fuient
devant les transgressions inaugurales.
Il est au fond de lui un musicien
dont le haut bataclan est la clameur
de mille bataillons d’oiseaux aveugles
chantant envers et contre tout. Plantant
sa voix sur chaque sommet de colline
comme un vivant dressé au Golgotha,
il hurle : « Couchez-moi dans les bras d’un
enfant, car j’ai besoin de naître après
chaque massacre ! » Il parle de la chair
torturée, déchirée, déchiquetée,
brûlée, de chaque peuple assassiné.

TRISTAN CABRAL ET LES FORÊTS DE FEU

Le pays d’où il vient : immémorial.
Là, des marées inondent jusqu’aux toits
les frêles civilisations des hommes.
On observe des maîtres de naufrages
sur le sommet des dunes à l’affût
dans l’espoir noir qu’un bateau étranger
sans rémission se perde dans les passes.
On marche là toujours dans les légendes
et les enfants sont des porteurs de lampes
conduisant la parabole des fous.
La ville, en glaciation, biffe les traces
des rescapés de la douleur des landes.
Parfois, blanches, des bêtes passent là
longeant les eaux avec le port altier
des animaux d’apocalypse, alors
Tristan Cabral a dans ses yeux d’aurore
l’embrasement quasi spirituel
d’incommensurables forêts de feu
versant leur or sur des océans morts.

TRISTAN CABRAL, FORTINO SÁMANO

C’est Agustin-Victor Casasola
qui a pris sur le vif cette photo.
Le Mexicain Fortino Sámano
est dos au mur, cigare entre les lèvres.
Nous sommes en 1917.
Le 12 février. Il s’agit du mur
de son exécution. Et Fortino
fixe le peloton, mains dans les poches,
souriant vaguement, le regard droit,
montrant ses dents serrées sur le cigare.
À cet instant, pur de la moindre peur,
Fortino Sámano est sans égal.
Fortino Sámano, Tristan Cabral.

Tristan Cabral intercesseur

Comme le montre l’usage du discours direct, Tristan Cabral est avant tout ici un intercesseur, un relais de la voix poétique. Il est une sorte de double du poète, puisque lui aussi s’exprime en public, à voix haute. Le recours à la prosopopée permet de faire entendre son discours mémorable, restitué au discours direct, sans que l’on sache s’il s’agit d’une citation où d’une parole reconstruite.

Et Patrick Quillier répète ces mots de « témoin » et de « sacerdote » qui qualifient Tristan Cabral. L’exemplarité de ce dernier est donc soulignée, en tant qu’homme qui participa aux événements de Mai 1968, et en temps que poète aussi, « de la lignée des grands prédicateurs ». L’écouter, c’est suivre une initiation. Et c’est à travers son discours qu’est évoquée la ville de Praha — Prague — en 1969, où Jan Palach s’immola par le feu.

La découverte de la poésie, une seconde naissance

La deuxième partie du poème de Patrick Quillier est fortement travaillée par l’intertexte rimbaldien. Les références sont nombreuses au fameux poème des « Effarés », qui est l’une des plus belles pièces des Poésies de Rimbaud. Le jeune Tristan se reconnaît pleinement dans ces enfants pauvres qui voient le pain sortir du four. Il est aussi et surtout touché par la grâce des mots. La découverte de la poésie apparaît ainsi comme une seconde naissance. Et l’on s’aperçoit que Tristan Cabral, grand intercesseur de la poésie, a lui-même bénéficié d’un médiateur en la personne de son instituteur. La flamme de la poésie se transmet ainsi de proche en proche.

L’éloge d’une voix qui résiste

Face aux horreurs dont l’homme est capable, évoquées sous les noms de crime, de transgression, d’excision, de mal, horreurs qui ne cessent de hanter la mémoire, Tristan Cabral apparaît comme une figure de résistance. Il est « portefaix », « musicien ». La comparaison avec le Golgotha en fait une figure christique, capable de racheter les péchés du monde. Et c’est surtout sa voix puissante qui est mise en avant par l’expression « il hurle ». Il réclame le besoin de renaître comme pour se laver par cette nouvelle naissance des stigmates laissés par l’horreur humaine.

La dernière partie du poème compare Tristan Cabral avec  Fortino Samano. La description d’une photo prise en 1917 permet de souligner la posture de défi du mexicain, quelques secondes avant son exécution. Il lui suffit d’une posture, d’un regard, d’un sourire, pour prouver que ses bourreaux ne peuvent rien contre lui qui n’a pas peur de la mort. La rime de « sans égal » avec « Tristan Cabral », et la juxtaposition des deux noms dans le dernier vers, place Tristan sur le même plan, lui aussi érigé en héros résistant.

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