Plus je découvre la poésie contemporaine, plus je me rends compte que je ne connais que la partie émergée de l’iceberg. Cela n’a rien d’étonnant, au vu des centaines de recueils qui paraissent chaque année, dans l’indifférence presque générale. Par chance, les réseaux sociaux permettent de donner de l’écho à des poèmes qui, sans cela, seraient voués à n’être lus que par une poignée de spécialistes. Bref, j’ai lu aujourd’hui sur Facebook un poème d’Emmanuel Godo, extrait d’un recueil intitulé Je n’ai jamais voyagé, récemment paru aux éditions Gallimard.
Qui est Emmanuel Godo ?
Un petit tour sur la page Wikipédia de l’auteur permet de se rendre compte que ce n’est pas n’importe qui : cet écrivain né en 1965 dans l’Oise est à la fois professeur en classes préparatoires au lycée Henri IV de Paris et enseignant à l’Institut Catholique de Lille. Il est l’auteur de nombreux essais sur des écrivains des XIXe et XXe siècles, ainsi que d’un récit intitulé Un prince.
Pour en savoir plus, j’ai interrogé la personne qui a cité ce poème sur Facebook. Celle-ci ne tarit pas d’éloges sur la subtilité du style de Godo, sur la justesse d’une voix « paisible » et « harmonieuse », sur sa capacité à instiller l’espérance. Qu’il me soit ici permis de remercier cette personne pour ces informations et avant tout pour m’avoir permis de connaître ce poème.
Un poème extrait de Je n’ai jamais voyagé
Citons donc sans plus attendre ce poème :
« A mes filles
Vous me lirez lorsque je serai mort et ce sera bien ainsi
Car tout ce que j’ai écrit je l’ai écrit dans cette ombre paisible
Juste à côté de vous dans le silence heureux
0ù les mots se laissent entendre dans une clarté
Qui n’existe que là
Et lorsque vous me lirez ce sera comme si une voix glissait
De l’autre côté des futaies et venait vous rappeler
Qu’il existe une autre manière de parler donc de vivre
Et que le monde n’est pas cette fête triste qu’on en fait
Pour vous empêcher de vivre toute la vie qui vous appelle
Ne laissez jamais la poésie
N’être qu’une image ou un mot
Regardez-la toujours
Se dessiner à l’horizon comme une aurore
Sur le désert qu’elle va fertiliser
Ne lui donnez pas la forme d’un visage venu du passé
Mais d’une musique
Sur laquelle vous danserez votre vie
En ne laissant rien retomber
De ce qui en vous demande à vivre
Lorsque vous l’entendrez et que cette voix vous paraîtra la vôtre
Qu’elle vous ramène à ce qui en vous souffre de sommeiller
– Le plus beau –
Qu’elle vous donne le désir de l’embraser
Puis qu’elle se perde dans le silence d’où elle est venue
Car c’est à vous
Qu’appartient le royaume
Ne laissez jamais personne
Écrire à votre place
Le poème de votre vie »
Qu’est-ce qui m’a séduit dans ce poème ?
Loin de tout solipsisme, ce poème est avant tout une parole adressée. Je vous parlais naguère de la poésie comme entretien. Oui, il ne s’agit pas simplement d’enfiler des mots et des phrases comme des perles à un collier, mais bel et bien d’un discours. Aux dédicataires explicitement mentionnés, il faut bien sûr ajouter, plus largement, le lecteur, auquel Emmanuel Godo pense inévitablement en écrivant ce poème. Or, ce discours se prolonge d’un entretien post-mortem qui éclaire la définition même de la poésie.
D’emblée, un ton paisible permet au poète d’inscrire dans la sérénité le motif de l’approche inexorable de la mort. On a l’impression que celle-ci n’est pas redoutée, mais bien au contraire considérée avec le détachement de celui qui n’a rien à regretter, rien à se reprocher, et qui peut sans mentir affirmer qu’il a bien vécu. Le poète annonce sa mort prochaine à ses filles, sans que cela doive donner lieu à des élans de tristesse.
Le poète évoque alors le passé de l’écriture, ce temps paisible marqué par la proximité de ses deux filles. Il écrivait sans qu’elles ne sachent quoi, et elles ne découvriront le contenu de ces poèmes qu’après la mort de leur auteur. Aussi le texte écrit est-il voué à devenir une sorte de remplaçant du poète en chair et en os. La poésie apparaît ainsi comme le prolongement de la vie, comme une façon de continuer à se parler par-delà les frontières de la mort.
Or, la parole poétique devient une présence quasi-fantomatique, comme si les deux filles pouvaient entendre la voix du père défunt à travers les futaies. Cette voix est donc presque tangible. Il ne s’agit pas d’une voix réellement perçue, mais c’est comme si le poète était encore là après sa disparition. La poésie, par sa puissance acousmatique, peut donc se montrer plus forte que la mort.
C’est alors que cette voix de presque-outre-tombe se fait exhortation. Le poète enjoint à ses filles de vivre pleinement, sans s’encombrer de tout ce qui empêche de vivre. Trop souvent, nous dit le poète, la vie devient une « fête triste ». Cet épicurisme de bon aloi se lit comme une invitation à ne pas s’empêcher d’être soi-même, à savourer chaque instant puisqu’il est en vérité un cadeau de la vie.
Un tel conseil aurait pu paraître quelque peu banal si la deuxième partie du poème n’avait pas été là. La leçon de vie s’amplifie en effet d’une définition de la poésie elle-même. Elle n’est pas seulement un bel objet de sons et de mots, mais avant tout une promesse. Promesse de l’aube, comme dirait Gary. Elle est un horizon, comme dirait aussi Michel Collot. Poésie serait alors comme l’autre nom de l’espérance.
L’opposition du passé, par définition figé, et de la danse, qui est essentiellement mouvement, montre qu’Emmanuel Godo associe la poésie à la vie elle-même. On imagine ici, bien sûr, une danse joyeuse, sautillante, guillerette. La danse est aussi équilibre, acrobatie, légèreté, donc capacité à ne pas s’enfoncer dans le négatif, à surmonter les obstacles sans s’y empêtrer, à faire fi des soucis. C’est cela, danser la vie, pure manifestation d’une joyeuse pulsion de vie qui ne se laisse pas entamer par tout ce qui voudrait nous décourager.
Cette leçon n’est pas doctement professée, mais au contraire humblement transmise, si bien que cette voix qui perdure après la mort du poète n’est plus strictement la sienne, mais désormais « la vôtre ». Il y a ici, plus que transmission, passation. Le poète n’est pas attaché à sa parole poétique, il offre sa voix à ses filles afin qu’elles s’en servent pour leur propre bonheur, et lorsqu’elles n’en auront plus besoin, elle pourra disparaître. Il y a quelque chose de très serein dans ce consentement à la disparition, quelque chose de très humble aussi, là où tant de poètes souhaiteraient sans doute voir leur parole gravée dans le marbre et définitivement protégée de l’oubli.
Le souhait du poète est donc que sa parole post-mortem réveille ce qui sommeillait en ses filles, qu’elle leur permette d’accéder à leur vérité intérieure, qu’elle fasse éclore ce qui n’était encore que latent chez elles, puis qu’elle retourne au silence. Cette manifestation d’amour paternel est bien sûr très touchante, et participe de la beauté du poème.
Et lorsque le poète parle du « royaume », on aurait envie de mettre une majuscule à ce terme, tant il paraît désigner non une quelconque monarchie, ni même une forme de jouissance terrestre, mais bien cette plénitude qu’il espère pour ses filles, en les exhortant de vivre pleinement, sans laisser à d’autres le soin d’ « écrire à [leur] place le poème de [leur] vie ». Vivre comme si l’on était au paradis sur Terre.
La poésie, on le voit, est ici bien davantage qu’une succession de lettres et de signes, elle est avant tout une façon d’être et de vivre. Un art de vivre au sens plein de ces deux termes, où, en savourant chaque instant, en apprenant à laisser de la place à la joie, on parvient au bonheur.
A reblogué ceci sur Alessandria today.
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Merci !
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Un bien beau poème!
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