Connaissez-vous Fernando Pessoa ?

Poète portugais de renommée mondiale, Fernando Pessoa fait partie de ces auteurs dont on parle beaucoup à l’Université, mais que je n’ai pas encore lus. Or, Patrick Quillier, professeur à l’Université de Nice, traducteur de l’œuvre complète de Pessoa en « Pléiade », vient de publier, aux éditions Chandeigne, une Anthologie essentielle de l’œuvre du poète. À cette occasion, il intervenait sur les ondes de France Culture pour retracer le parcours du grand poète portugais. Voici ce que j’en ai retenu.

Une vie toute entière marquée par l’écriture

Dès l’enfance, Fernando Pessoa a conscience de sa vocation d’écrivain. La perte de son père, très jeune, fait apparaître chez lui le besoin de combler ce manque par l’écriture. En écrivant, il s’invente un interlocuteur, quelqu’un avec qui s’entretenir.

Portrait de Fernando Pessoa en 1914 (Par S.A. e Maria José de Lencastre — Fernando Pessoa – Uma Fotobiografia © Livros Quetzal, S.A. e Maria José de Lencastre, Domaine public, Wikimedia Commons)

La vie de Pessoa est pauvre en événements. Ce n’est pas quelqu’un qui a eu une vie trépidante : sa vie toute entière à été consacrée à l’écriture. Contrairement à une idée répandue selon laquelle Pessoa serait mort inconnu et aurait vécu comme un « poète maudit », Patrick Quillier rappelle que Pessoa n’était pas ignoré par les élites intellectuelles de son temps. Sa participation au mouvement futuriste portugais, ses publications de poèmes dans des revues, l’ont fait connaître et lui ont assuré une certaine notoriété de son vivant.

Il fait irruption dans les années 1910 avec deux articles théoriques sur l’évolution de la poésie portugaise de ces dernières décennies, et il prophétise en quelque sorte sa propre carrière et l’impact qu’il aura. Il n’a cessé de se confronter à Camõens, le grand poète portugais, auteur des Lusiades, de plusieurs siècles son prédécesseur.

À sa mort, les héritiers de Pessoa ont découvert une grande malle pleine d’écrits de toutes sortes, dont l’agencement a été bousculé par les différentes personnes qui les ont eus en main. Aussi peut-on dire que, si Pessoa a peu publié de son  vivant, en revanche il a beaucoup écrit.

Une œuvre née d’un manque essentiel

La fameuse « malle » de Pessoa (source : Wikipédia)

Pessoa écrit : « Je ne me souviens pas de ma mère, j’avais un an quand elle est morte, je suis quelqu’un de postiche ». De tels propos sont étranges, dans la mesure où c’est son père et non sa mère que Pessoa a perdu très jeune. Ils font néanmoins état d’un manque essentiel. Ils constituent peut-être une façon symbolique de tuer la mère.

Selon Patrick Quillier, Robert Bréchon a raison d’affirmer que très tôt Pessoa s’est senti dépossédé de quelque chose, vidé comme un récipient tout d’un coup se met à ne plus rien contenir. Cette entreprise de se consacrer entièrement à une œuvre consistait à déjouer ce vide, cet exil permanent. Il y a une série de poèmes qu’il signe de son nom, où l’expérience de la mort du père et le remariage de la mère ouvrent à un exil permanent et redoublé. Pessoa adopte une stratégie d’écriture permettant de déjouer cette situation existentielle.

Des années de jeunesse en Afrique du Sud

Fernando Pessoa a passé une partie de sa jeunesse en Afrique du Sud. Pour Patrick Quillier, cette période est fondamentale. Pendant cette période, le jeune Fernando Pessoa lit et écrit beaucoup. Il remporte des prix de rédaction en anglais et en français.

Dès cette adolescence, il avait des projets d’écriture. Ce temps de formation est fondamental, avec des allers-retours entre Afrique du Sud et Lisbonne, le décès d’une sœur, des expériences fondamentales qui touchent sa sensibilité à vif.

A 17 ans, il revient à Lisbonne pour s’inscrire à l’Université. Il a des difficultés à se retrouver à sa place à Lisbonne et il va intensifier son écriture en langue anglaise. Là où il est, il est présent-absent.

Une solitude métaphysique et ontologique

Fernando Pessoa apparaît comme un homme seul qui crée dans son œuvre des personnages également solitaires. On peut dire que la solitude est la muse de Fernando Pessoa. Cependant, il s’agit davantage d’une solitude métaphysique et ontologique, que d’une solitude réelle. Patrick Quillier rappelle que le poète était tout à fait inclus dans les débats intellectuels et politiques de son temps. Il n’était pas un ermite. Fernando Pessoa donne un peu l’impression d’être tout à la fois immature et très âgé. Il mettra toute sa vie ces deux pôles en tension.

Fernando Pessoa avait trouvé un grand ami dans la personne de Mário de Sá-Carneiro. Selon Patrick Quillier, « on ne peut pas faire l’impasse de cette relation d’admiration réciproque, entre Sacarneiro, écrivain né avec une génialité immédiate, et Pessoa qui était un travailleur, avec une pratique très différente, donc ils apparaissent très tôt comme des frères complémentaires. Ils ont été des piliers du futurisme, de la revue Orphée, et le suicide de cet ami à Paris a laissé Pessoa en quelque sorte veuf une fois de plus ».

Cet entretien radiophonique évoque également l’importance d’Ophélia, avec qui il a eu une relation essentiellement épistolaire et, sans doute, chaste. Il semblerait que Fernando Pessoa n’était pas intéressé par l’amour physique, tout consacré qu’il était à son amour des mots et de la langue. Claude Régy voit dans la vie de Pessoa une succession d’échecs : sa tentative d’avoir une imprimerie a vite avorté. En somme, il semblerait que pour Pessoa, la vraie vie, c’est la littérature. Patrick Quillier affirme qu’il y a chez Pessoa un investissement quasi sexuel de la langue et du rythme, question importante liée à l’invention de l’hétéronymie.

Un homme seul fait de plusieurs : l’hétéronymie

Ce qui fait l’originalité de l’œuvre de Fernando Pessoa, ou en tout cas y contribue en grande partie, c’est ce que l’on a appelé l’hétéronymie. Pour le dire simplement, Fernando Pessoa a inventé des auteurs imaginaires, et a écrit l’œuvre de ces derniers. En écrivant, il se glisse dans la peau d’écrivains fictifs, dont il imagine les thèmes favoris et les façons d’écrire. Fernando Pessoa n’a pas le même style d’écriture, pas le même rythme, selon qu’il se glisse dans la peau de tel ou tel autre poète imaginaire. On peut dire ainsi que l’œuvre de Fernando Pessoa est résolument polyphonique et protéiforme.

Aussi devient-il difficile de dire si telle idée, telle façon d’écrire, est revendiquée par Fernando Pessoa lui-même, ou si ce n’est qu’une idée prêtée à l’un de ses personnages-auteurs. On peut dire que Fernando Pessoa joue de différents masques, incarne différents rôles, si bien qu’il devient difficile de savoir ce qu’il pense vraiment. Patrick Quillier rappelle ainsi que le nom même de Pessoa a pour étymologie le latin persona, qui désignait dans l’Antiquité le masque de théâtre. Il y a donc une dimension humoristique dans cette œuvre qui joue de la contradiction des points de vue.

Selon Patrick Quillier, ce dispositif original est né du besoin de dépasser le « vide abyssal qui occupe toujours plus les humains ». Dans une lettre devenue célèbre, Fernando Pessoa décrit comme un instant de grâce ce moment où il s’est mis à écrire comme s’il était un autre. Pour Patrick Quillier, il s’agit d’une reconstruction a posteriori des faits, même s’il y a bien eu un avant et un après la prise de conscience fondamentale de cette possibilité d’écrire sous divers hétéronymes.

On peut dire en quelque sorte que Pessoa fait dans le domaine de la poésie lyrique ce que Shakespeare avait fait au théâtre : il se démultiplie en une pluralité de personnages. L’hétéronymie correspond moins à une architecture à la Balzac, moins à une Comédie humaine qu’à une sorte de mise en scène.

C’est ainsi que Pessoa est, simultanément, un poète de la terre, un « obscur employé de bureau » qui gagnait sa vie par un métier « alimentaire » en essayant de réserver le maximum de temps pour l’écriture, un humoriste, un « sébastianiste rationnel et bien d’autres choses ». Patrick Quillier compare ainsi Fernando Pessoa à la figure mythologique de Protée, divinité marine capable de se métamorphoser.

Difficile, en revanche, de dire ce que Pessoa n’était pas, avoue Patrick Quillier. En passant en revue les nombreux manuscrits laissés par le poète, on découvre sans cesse de nouveaux aspects de son œuvre polymorphe.

Fernando Pessoa depuis sa mort jusqu’aujourd’hui

Fernando Pessoa est mort assez jeune, vraisemblablement d’insuffisance hépatique. On a avancé l’hypothèse d’une maladie contractée en Afrique du Sud, et l’on peut également, selon Patrick Quillier, suspecter l’influence néfaste de l’alcool, dont l’auteur faisait une consommation importante.

À sa mort, l’écrivain portugais était suffisamment connu pour que son décès fasse la Une de la presse de son pays. Cette renommée était cependant peu de choses en comparaison à ce qu’elle est aujourd’hui, où Fernando Pessoa apparaît comme l’un des principaux écrivains de toute la littérature lusophone. On peut sans doute dire que Pessoa a rejoint les Homère, les Dante, les Calderón, les Shakespeare, les Goethe, les Victor Hugo, les Dostoïevski, dans le panthéon des grands auteurs de la littérature mondiale.

Pour en savoir plus

  • L’émission de France Culture, où Patrick Quillier était interrogé par Matthieu Garrigou-Lagrange, est disponible sur le site de France Culture, à l’adresse suivante : https://www.franceculture.fr/emissions/la-compagnie-des-auteurs/fernando-pessoa-14-vies-de-pessoa.
  • La chaîne de radio culturelle a également consacré trois autres émissions à l’œuvre de Fernando Pessoa.
  • Patrick Quillier vient de sélectionner et de traduire aux éditions Chandeigne une Anthologie essentielle de l’œuvre de Fernando Pessoa, à valeur d’introduction à cette œuvre complexe. Voir le site des éditions Chandeigne.
  • Je vous rappelle également que Patrick Quillier est le traducteur des Œuvres complètes de Fernando Pessoa dans la prestigieuse collection « Bibliothèque de la Pléiade » aux éditions Gallimard.

https://www.franceculture.fr/player/export-reecouter?content=fdd44ff6-c590-497f-acd5-738089d0ec42

19 commentaires sur « Connaissez-vous Fernando Pessoa ? »

    1. En effet, je parlais ce jour-là de Pessoa pour faire écho à l’intervention radiophonique de Patrick Quillier, mais il y aurait tant d’auteurs à chroniquer, dans toutes les littératures du monde…

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      1. Je reviens de Lisbonne, et je me rends compte au fil du temps des dommages collatéraux causés par l’histoire littéraire, qui ne retient que quelques noms (le plus souvent masculins, mais c’est mon mauvais esprit). les auteurs considérés comme mineurs ont réalisé parfois des œuvres majeures. Mais bien sûr, cela n’avait pas de lien avec vous. J’aime beaucoup votre blog que j’ai rencontré sur la toile un peu par hasard, en cherchant autre chose.

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  1. Les poètes sont innombrables : chacun a son génie personnel, exprime sa subjectivité singulière. Comment choisir entre Pessoa et Larronde ? Sans compter en vrac et parmi tellement d’autres, Lorine Niedecker, Raymonde de Kervern, Char, Reverdy, George Oppen, Anize Koltz, Alberto Mazzacchi, Nicanor Parra, Crane Hart, Takuboku, Dickinson, Cendrars, Khlebnikov, Essenine, et tant, tant et tant d’autres qu’une vie entière n’y suffirait pas pour les lire tous. Or, moi, je ne peux choisir, alors ? La poésie est en soi-même fort heureusement comme l’émotion, comme la vie. Le tout de la vie, toute la vie avec ses visages miraculeux. Et le sentiment de la vie me suggère aussi ineffablement que savoureusement ses possibilités innombrables parmi lesquelles notamment la poésie et les poètes, mais aussi la musique, la peinture, l’aventure, mais aussi chaque être, chaque attribut, chaque situation. Bref tous les possibles en moi réunis. Chaque artiste authentique est par son œuvre et son existence un hommage à la vie, et un miroir où chacun peut découvrir la même unique vie qui coule toute entière en lui.

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    1. Oui, la poésie est d’une infinie diversité et il n’y a heureusement pas de raison de choisir entre les poètes. Merci pour vos suggestions de lecture et pour votre commentaire.

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