« Des raisons de chanter » de Jean-Luc Despax

Une silhouette d’usine rouge avec un drapeau rouge : telle est la sobre illustration de couverture du recueil Des raisons de chanter de Jean-Luc Despax, paru aux éditions « Le Temps des Cerises » en 2012. La couleur est donc annoncée d’emblée : ouvrant le livre, on se dit qu’on va lire un poète de gauche. Qu’est-ce que ça veut dire, au juste ? Petit voyage au sein des soixante-dix poèmes de ce recueil…

Le monde comme il va

De quoi parle le recueil ? De distributeurs de chips, du journal télévisé, de couchers de soleil, de trajets en train… Bref, de la vie de tous les jours. Sa plume se promène dans notre quotidien. Et dans l’actualité telle qu’elle est retransmise par la presse écrite et les journaux télévisés.

Les Transiliennes

Elles parlent pendant tout le voyage
D’excréments puants
De lesbiennes
Du programme TV de la veille
De leur aversion pour la vieille
L’une d’entre elles est très jolie
Leurs gosses me regardent corriger
Et moi je les observe à la dérobée
Ils piaillent

Avec ce poème, Jean-Luc Despax montre qu’il est possible d’inscrire dans le poème des réalités aussi prosaïques que les « excréments puants », des abréviations aussi peu poétiques que « TV » pour « télévisé ». Il y a un refus explicite d’enjoliver la situation, montrée dans toute sa banalité. Une phrase comme « L’une d’entre elles est très jolie » est même ostensiblement simple. On notera de même un traitement sans surprise du vers libre, les retours à la ligne ayant lieu à des endroits où l’on ferait normalement une pause. Il s’agit, je crois, d’aller à l’encontre de l’attente du lecteur, de le frustrer un peu dans son désir de belles phrases.

N’allez pas croire, cependant, qu’il n’y a aucun travail formel. On appréciera le fait de commencer le poème par un « Elles » assez énigmatique, en l’absence de toute référence antérieure. Il s’agit, visiblement, des personnes qui voyagent à côté de lui dans le train. Mais le fait de ne pas le dire d’emblée donne un peu à ce « Elles » un statut plus général. On notera aussi la proximité phonétique de « vieille » et de « veille » en fin de vers.

Surtout, il est intéressant de voir comment l’observateur devient finalement observé. Les marques de première personne n’apparaissent qu’en fin de poème, ce qui crée une progression dans le poème. La phrase « Leurs gosses me regardent corriger » introduit, pour la première fois, un détail sur le poète lui-même, qui n’est plus seulement un observateur mais un personnage à part entière de cette scène. Il corrige : c’est un prof.

On notera enfin la brièveté du dernier vers, en deux syllabes : « Ils piaillent ». C’est une chute assez rapide, qui fait tourner court le poème : refus du lyrisme. Jean-Luc Despax a su créer une attente de la part du lecteur : que va-t-il se passer entre le narrateur et cette jolie fille ? Mais non, cette histoire ne nous sera pas contée. Et les enfants font ce que font tous les enfants. « Ils piaillent » : le verbe est dépréciatif. Pas d’identification avec la magie de l’enfance. Ce ne sont que des « gosses » que leurs mamans feraient mieux de surveiller davantage. Mais, peut-être, y a-t-il malgré tout une complicité silencieuse…

Malgré — grâce à ? — cette simplicité, ce prosaïsme, le poème est beau. C’est un éclat de réel. Une tranche de vie. Un instantané. Cela sonne vrai. Cela sonne juste. La scène est banale, et pourtant inexplicablement attendrissante. Ne serait-ce que parce qu’il y a eu quelqu’un de suffisamment disponible pour s’y intéresser et la coucher sur le papier.

La poésie contre les injustices

Dans le recueil de Jean-Luc Despax, il y a donc des poèmes qui présentent des fragments de quotidien. Il y a également une deuxième catégorie de poèmes : ceux qui dénoncent une injustice. Citons-en un.

Samir B.

On m’avait conseillé, à moi le fort en thème
De changer mon prénom dans les entretiens
Armé des droits de l’homme, unique stratagème
J’ai changé mon prénom, ça n’a servi à rien

Mon prof m’avait dit que, depuis quatre-vingt-neuf,
Mon pays grandissait du mérite des siens
Il ne m’avouait pas qu’au pays du grand bluff
« La France se mérite » est un slogan prussien

Droit du sol, droit du sang, surtout droit de me taire,
Jusqu’à changer de peau dans les rêves de gloire
Et je n’ignore plus qu’au pays de Voltaire
On lave les cerveaux sans en faire une histoire

Avec ce poème, Jean-Luc Despax démontre qu’il est encore possible d’écrire de la poésie rimée et versifiée de nos jours. Ce sont de véritables alexandrins, et, vous pouvez vérifier, la césure ne manque jamais. On admirera même la diérèse « dans les en-tre-ti-ens ». Nous avons donc trois quatrains d’alexandrins aux rimes croisées.

Cette forme ample sert la dénonciation d’une injustice, et même d’une hypocrisie, marquée par le hiatus entre la théorie, incarnée par la figure du « prof », et la réalité où le talent — être « fort en thème » — ne suffit pas et où la couleur de peau et la consonance d’un prénom ont malgré tout une influence.

Les expressions « droits de l’homme », « quatre-vingt-neuf », « droit du sol, droit du sang », « pays de Voltaire » rappellent des valeurs héritées de la Révolution française. À ce champ lexical s’oppose celui de la dénonciation : « grand bluff », « slogan prussien », « droit de me taire », « on lave les cerveaux ». Le constant tressage de ces deux aspects souligne le fossé entre l’ambition humaniste de la France et la réalité quotidienne vécue par certains jeunes.

Le rôle de la poésie

Couverture du recueil de Jean-Luc Despax (Source)

Oui, la poésie, cela peut aussi être cela : décrire le monde comme il ne va pas toujours très bien, dire ce qui est, dénoncer ce qui ne va pas. Oui, la poésie peut aussi parler du racisme, des injustices, du conflit israélo-palestinien, de la société de consommation, des attentats du World Trade Center, et de tout cela qui fait l’actualité.

Parler de tout cela, mais en poète. Qu’est-ce que ça change ? Déjà, ça chante. Le poème met en rythme, en voix, et donc en relief. Il ne s’agit pas d’un discours, ni d’une harangue, ni d’un essai ou d’un traité de politique. Un des poèmes s’intitule « Lyrisme malgré tout » : il s’agit bien de trouver « des raisons de chanter » dans un monde qui semble pourtant (mais qui semble seulement) se passer très bien de poètes.

Il faut que je dise quelque chose de l’ironie, des jeux de mots, des traits un peu cyniques qui émaillent le recueil. C’est de l’humour noir, si l’on veut, mais sympathique, et finalement pas si désespéré qu’il ne paraît.

Cela passe, par exemple, par le détournement d’expressions figées :

« Un seul être vous manque et l’INSEE l’a compté »

Ou encore, par des jeux de mots :

« Les cahiers saumon du Figaro
Remontent les courants financiers »

Il faut ici savoir que le Figaro est un quotidien dont les pages roses saumon sont consacrées à des questions économiques. Il y a ici un transfert de l’adjectif de couleur « saumon » vers l’animal, le poisson marin qui remonte les fleuves pour frayer. C’est ainsi que les « cahiers […] remontent les courants » : ce verbe conviendrait mieux au saumon qu’aux cahiers, comme si substantif et adjectif avaient échangé leur place (hypallage ?). Le poète fait ici resurgir le sens plein du mot « saumon » alors que son utilisation adjective est censée correspondre en principe à un sens réduit, où l’on ne conserve, par métonymie, que la couleur de l’animal et non le poisson lui-même. Mais ces courants sont « financiers », ce qui est intéressant car le journal n’est pas entièrement métamorphosé en poisson, il garde quelque chose de sa nature initiale de quotidien économique.

C’est ainsi avec une langue agréable par son ironie moqueuse que Jean-Luc Despax raille quelques-uns des travers de notre temps, s’indigne avec force des injustices du monde contemporain, et trouve, malgré tout, des raisons de chanter. Le poète se veut un « saboteur postmoderne » : qu’en pensez-vous ?

6 commentaires sur « « Des raisons de chanter » de Jean-Luc Despax »

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