
Inutile de présenter Charles Baudelaire, qui fait partie des poètes les plus lus et les plus enseignés de toute la littérature française. Comme Victor Hugo et Arthur Rimbaud, il a donné son nom à des rues, des avenues, des établissements scolaires. Cependant, si certains poèmes comme « A une passante », « Une charogne », « Correspondances », « L’Albatros » ou encore « La chevelure » sont très célèbres, il est d’autres pièces qui le sont moins. Dans la logique de la rubrique « Le poème d’à côté », je vous invite aujourd’hui à découvrir le poème intitulé « Le squelette laboureur ».
Je cite le poème à partir de l’édition de 1861 elle-même reproduite par les soins de Wikisource :
IDans les planches d’anatomie
Qui traînent sur ces quais poudreux
Où maint livre cadavéreux
Dort comme une antique momie,Dessins auxquels la gravité
Et le savoir d’un vieil artiste,
Bien que le sujet en soit triste,
Ont communiqué la Beauté,On voit, ce qui rend plus complètes
Ces mystérieuses horreurs,
Bêchant comme des laboureurs,
Des Écorchés et des Squelettes.II
De ce terrain que vous fouillez,
Manants résignés et funèbres,
De tout l’effort de vos vertèbres,
Ou de vos muscles dépouillés,Dites, quelle moisson étrange,
Forçats arrachés au charnier,
Tirez-vous, et de quel fermier
Avez-vous à remplir la grange ?Voulez-vous (d’un destin trop dur
Épouvantable et clair emblème !)
Montrer que dans la fosse même
Le sommeil promis n’est pas sûr ;Qu’envers nous le Néant est traître ;
Que tout, même la Mort, nous ment,
Et que sempiternellement,
Hélas ! il nous faudra peut-être
Dans quelque pays inconnu
Écorcher la terre revêche
Et pousser une lourde bêche
Sous notre pied sanglant et nu ?
Un poème des Fleurs du Mal
Ce poème se situe entre « À une passante » et « Le Crépuscule du soir », qui sont deux poèmes très célèbres des Fleurs du Mal. Il convient donc parfaitement à l’esprit de la rubrique « Le poème d’à côté », consistant à faire découvrir un poème méconnu situé juste avant ou juste après un poème célèbre. Il s’agit du quatre-vingt-quatorzième poème du recueil.
Le poème appartient à la section des « Tableaux parisiens ». Cette section illustre la modernité baudelairienne par la volonté de peindre des scènes de la vie urbaine et non plus, comme cela pouvait être le cas dans la poésie antérieure, des visions idylliques d’une nature champêtre.
Pourquoi un poème sur un squelette ?

Pourquoi faire un poème sur un squelette, quand on peut en faire sur la nature printanière ou sur la beauté des femmes ? Quelle drôle d’idée, assez morbide quand même ! Oui, mais cela renvoie à une longue tradition de peintres et d’écrivains qui n’hésitent pas à représenter crânes et squelettes. On sent aussi l’influence du romantisme. Mais au-delà, il y a aussi et surtout un choix qui correspond bien à l’esthétique de Baudelaire.
La tradition du memento mori

Faire un poème sur un « squelette laboureur », c’est avant tout un geste un peu provocateur. L’image du squelette nous rappelle notre propre mortalité : en ce sens, Baudelaire retrouve la tradition du memento mori. Ces mots latins signifient « souviens-toi que tu vas mourir ». Depuis l’Antiquité, les écrivains et les peintres n’hésitent pas à provoquer un peu le lecteur ou le spectateur, en lui rappelant sa condition mortelle.
L’influence du romantisme
Depuis le romantisme, l’art ne se sent plus obligé de faire uniquement du beau et du joli. Victor Hugo, notamment dans la préface de Cromwell, parle de la juxtaposition des tons, rassemblant dans une même pièce le comique et le tragique, le trivial et le sublime. En somme, faire un beau poème, ce n’est pas forcément parler de quelque chose de beau.
Baudelaire, qui publie les Fleurs du Mal en 1857, arrive après les grandes heures du romantisme. Il reçoit cependant l’influence de ce courant esthétique qui a profondément marqué les arts en Europe.
Une utilisation personnelle
Mais le poème de Baudelaire n’est ni simplement un memento mori, ni simplement un poème romantique. Le poète fait une utilisation personnelle de ce motif. En effet, la figure du squelette laboureur lui permet d’évoquer l’idée d’un tourment éternel après la mort, laquelle ne conduirait pas au Paradis chrétien, mais à une succession infinie d’existences marquées par le labeur et la souffrance.
L’ekphrasis des planches anatomiques
Si ce poème se situe dans la section « Tableaux parisiens », c’est que ce squelette laboureur a été rencontré à Paris, sous la forme d’illustrations jonchant le sol. Le poème décrit donc une œuvre d’art : c’est ce que l’on appelle, en stylistique, une ekphrasis.
Toute la première partie du poème consiste donc en la description de ces « planches d’anatomie ». Les trois premiers quatrains développent une unique phrase qui souligne l’unité de cette première partie.
Un décor lugubre
Le premier quatrain plante le décor : le poème va parler de ces images trouvées dans des livres.
Dans les planches d’anatomie
Qui traînent sur ces quais poudreux
Où maint livre cadavéreux
Dort comme une antique momie,
Ce quatrain d’octosyllabes aux rimes embrassées multiplie les allusions morbides, dans une sorte de surenchère. En effet, en faisant rimer « poudreux » avec « cadavéreux », le poète transforme la poussière qui recouvre les « quais » en cendres funéraires. Du moins en suggère-t-il l’idée. De même, la comparaison du livre avec « une antique momie » va au-delà d’une description neutre et objective de ce que devait être la scène. Le poète crée une ambiance inquiétante.
Une définition paradoxale de la Beauté
C’est dans le deuxième quatrain qu’apparaît une définition de la Beauté que l’on pourra juger peu orthodoxe pour l’époque :
« Dessins auxquels la gravité
Et le savoir d’un vieil artiste,
Bien que le sujet en soit triste,
Ont communiqué la Beauté, »
Avec cette strophe, Baudelaire montre que son regard de poète lui permet de trouver de la beauté là où l’homme du commun n’en verrait sans doute pas. Baudelaire fait de ces planches anatomiques de véritables œuvres d’art. Et il est capable de trouver de la Beauté — avec majuscule, la beauté idéale ! — dans l’image d’un squelette.
Il est intéressant de voir que le poète évoque le « vieil artiste » qui a créé ces dessins. Puisque ces images ont été trouvées sur les quais, le poète n’a peut-être jamais réellement rencontré leur auteur. Il faut donc entendre, dans l’adjectif « vieil », qu’il s’agit d’un artiste appartenant à une époque révolue, et qui n’était pas forcément âgé. Mais le choix de l’expression « vieil artiste » imprime dans l’esprit du lecteur l’image d’une personne âgée.
Or, cela n’est pas gratuit. L’âge indique ici une sagesse vénérable. Le « vieil artiste » est celui qui possède un « savoir » particulier, qui lui permet de trouver et d’exprimer la beauté. C’est un modèle pour le poète, lui aussi épris d’idéal. Ce que le vieil artiste fait avec ces dessins anatomiques, Baudelaire veut le faire avec ses poèmes.
Les « mystérieuses horreurs »
On en arrive à la troisième strophe :
« On voit, ce qui rend plus complètes
Ces mystérieuses horreurs,
Bêchant comme des laboureurs,
Des Écorchés et des Squelettes. »
C’est avec cette troisième strophe qu’arrive enfin la proposition principale, « on voit ». Le choix du pronom « on » n’est pas anodin : Baudelaire efface les marques de subjectivité pour placer toute l’attention du lecteur sur l’objet vu. Il faut encore attendre le dernier vers de la strophe pour qu’arrive le complément d’objet, sous forme d’un rythme binaire, « Des Écorchés et des Squelettes ». On notera la majuscule qui magnifie ces personnages.

C’est donc ici qu’apparaît la description proprement dite de ces dessins anatomiques. Il s’agit de représentations du corps humain qui en révèlent le squelette et les muscles. Cependant, ce ne sont pas simplement des planches anatomiques, qui montreraient des corps abstraits, comme dans un ouvrage de médecine, mais une représentations d’individus en mouvement, d’individus qui travaillent. Ce qui rend, bien sûr, la représentation plus macabre encore.
Il faut ici savourer l’expression — qui occupe un vers à elle seule — de « mystérieuses horreurs ». Elle confine à l’oxymore tant l’adjectif possède un sens mélioratif que n’a pas du tout le substantif. Cette opposition se retrouve dans les sonorités doucereuses de l’adjectif et plus rudes du substantif. On voit ici combien Baudelaire sait trouver de la beauté dans l’horrible.
L’adresse aux squelettes
L’entrée dans la deuxième partie du poème est marquée par un brutal changement de ton. À la description succède désormais l’adresse. Charles Baudelaire interpelle directement ces personnages, comme s’il n’étaient plus seulement des images peintes mais des interlocuteurs.
Des condamnés
Dès lors, Charles Baudelaire donne un sens à ces images. Ce ne sont plus seulement des squelettes qui labourent, mais des « forçats ». Le champ lexical de la souffrance — « résignés », « effort », « forçats » — fait de ces squelettes des travailleurs de force. Ils sont comme condamnés à « fouiller » un terrain pour le compte d’un « fermier », forcés de « tirer » une moisson du sol. L’expression « avoir à » appartient également au lexique de l’obligation.
Un emblème : la valeur symbolique
Aussi ces « forçats » deviennent-ils le symbole de la condition humaine. Une condition marquée par le travail, la souffrance, la douleur. On appréciera le rapprochement des adjectifs « épouvantable et clair » qui qualifient cet « emblème », paré d’un éclat insoutenable. Les squelettes nous révèlent une vérité que nous ne préférerions peut-être ignorer : notre mort, loin d’être un soulagement, pourrait être une torture.
Le reniement des promesses chrétiennes
« Tout, même la Mort, nous ment » : l’expression est forte. Charles Baudelaire s’en prend ici à la « promesse » d’un repos salutaire que la mort nous apporterait. Les termes de mensonge, de traîtrise, sont, encore une fois, des mots très forts, qui marquent une indignation extrême. On ne peut croire en rien, pas même en la mort.
Ce faisant, Baudelaire prend sans doute ses distances envers une religion chrétienne qui laisse espérer en un monde meilleur après la mort. Les hommes qui peinent, qui suent, qui souffrent, pouvaient au moins entrevoir une lueur d’espoir à l’idée que la mort les délivrerait d’une vie de labeur. Et voici que ces squelettes laboureurs viennent ruiner jusqu’à cet espoir même.
La mort comme cycle ?
Morts, nous connaîtrions donc les mêmes souffrances que dans notre vie. Aussi Baudelaire peint-il un univers post-mortem qui possède peu ou prou les mêmes traits que ce monde-ci. Loin de l’image d’un ciel diaphane peuplé d’angelots, le poète décrit de pénibles travaux agricoles :
« Dans quelque pays inconnu
Écorcher la terre revêche
Et pousser une lourde bêche
Sous notre pied sanglant et nu ? »
En guise de paradis, nous n’irions donc que dans « quelque pays inconnu », où nous connaîtrions une vie de labeur et de peine. Il faut noter ici les allitérations en [r], les consonnes en [t], [b], [p] qui font entendre le bruit de la bêche creusant inlassablement le sol. Le rythme binaire des adjectifs « sanglant et nu » souligne la précarité de la condition humaine, fragile et souffrante, meurtrie dans son corps.
Il n’est, je crois, pas abusif de parler de supplice, à l’image de Sisyphe ou de Tantale condamnés à ce que se répète sans fin leur tourment. Baudelaire suggère en somme qu’après la mort, nous connaîtrions les mêmes souffrances qu’ici-bas, reléguant le paradis chrétien au statut d’illusion.
On peut se demander s’il n’y a pas ici une allusion à la croyance en la réincarnation, en le fait que la mort conduise à une nouvelle naissance, dans un cycle continu. Après tout, Baudelaire a aussi publié un poème intitulé « Les vies antérieures ». Mourir pour renaître et revivre les mêmes souffrances : dans la vision de Baudelaire, cela ressemble assez à un véritable enfer…
Pour en savoir plus :
- Lire ce poème et les autres pièces des Fleurs du mal sur Wikisource
- Les images proviennent de Flickr, de Wikipédia et de Pixabay
- D’autres articles de ce blog sont consacrés à Baudelaire, notamment La « madone » de Baudelaire ou encore Baudelaire, toujours.
A reblogué ceci sur Alessandria today.
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Merci !
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j ‘aime beaucoup ce poème sorte de danse macabre mise en scène avec beaucoup d’ art tout à fait dans l ‘esprit (-me semble t – il) d’ une gravure médiévale
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Oui, la gravure médiévale, peut-être aussi les écrits de la Renaissance (époque où l’on se remet à faire des autopsies malgré l’interdiction de l’église), et les memento mori de façon générale.
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