Un ami me demande de préciser la différence entre poétique et poéthique. C’est l’occasion de revenir sur un article antérieur de ce blog, où je présentais cette notion, et d’approfondir un peu cette réflexion, qui en effet est essentielle dès lors que l’on s’intéresse à la poésie contemporaine.
Définir la poésie : une gageure
Nous savons tous, intuitivement, que Les Fleurs du mal de Baudelaire sont de la poésie, tandis que Les Chouans de Balzac n’en sont pas. Nous savons que les Fables de la Fontaine sont de la poésie, tandis que les tragédies de Racine n’en sont pas, même si les pièces de théâtre étaient parfois appelées des poèmes dramatiques. Nous savons que les poèmes lettristes d’Isidore Isou, que les calligrammes d’Apollinaire, que le Coup de dés de Mallarmé sont des poèmes.
Mais tout se complique dès lors que l’on tente de dépasser cette approche intuitive et empirique, et que l’on essaie de définir la poésie.
C’est bien parce qu’il est extrêmement difficile de définir la poésie de façon générale que des chercheurs, penseurs, philosophes se sont attelés à la tâche. On peut dire que la poétique, au féminin, est la science qui cherche à définir ce qu’est le poétique, au masculin, autrement dit l’essence de la poésie.
- Voir aussi l’article : Qu’est-ce que la poésie ?
On peut supposer qu’il y aurait quelque chose qui permettrait de distinguer ce qui est poésie et ce qui ne l’est pas, et il s’agirait alors de préciser ce qui fait qu’un texte est poétique ou non.
Cependant, déterminer l’essence de la poésie — le poétique — s’avère une gageure. Bien vite, il apparaît que ni le critère du vers, ni celui de thèmes qui seraient plus « poétiques » que d’autres, ni celui de figures de style plus « poétiques » que d’autres, ne suffisent. En d’autres termes, dès que l’on essaie d’isoler quelqu’une des caractéristiques de la poésie, on se rend compte : a) que cette caractéristique à elle seule ne suffit pas à « faire poésie » ; b) qu’il peut y avoir poésie en l’absence même de cette caractéristique.
Si cette tentative de définition échoue, c’est parce qu’elle dissocie ce qui constitue en vérité un tout. Les critères que l’on peut envisager pour définir le poétique — vers, thèmes, images, style, rythme — ne sauraient fonctionner seuls mais de manière systémique. On ne peut éplucher la poésie comme un oignon en espérant qu’à force d’éliminer l’accessoire et le contingent on finira par trouver l’essence de la poésie. Procéder ainsi, c’est un peu comme vouloir localiser l’âme dans le corps humain, ça ne marche pas.
Si cette tentative de définition échoue, c’est aussi parce qu’elle procède de manière excessivement binaire, en faisant la supposition que le poétique et le non-poétique s’excluraient mutuellement. Or, quelque chose de non-poétique peut participer à la constitution du poétique : il ne suffit pas d’un vers, ou d’une métaphore, pour qu’il y ait poésie, mais cela peut en être des ingrédients. Bref, il n’y a pas un territoire de la poésie qui serait distinct et isolé comme par une frontière étanche de tout ce qui n’est pas poétique. A tel point qu’il est même possible de faire de la poésie avec du prosaïque, à l’image de Baudelaire qui parvient, dans « Une charogne », à faire un sublime poème en parlant d’un cadavre en décomposition.
Je pense donc que le poétique ne saurait se réduire à un ensemble de critères ou de conditions qui, si elles étaient satisfaites, seraient nécessaires et suffisantes pour que l’on soit en droit de dire « c’est poétique ». Le poétique serait dès lors plutôt la conjonction, à un moment donné, d’éléments qui, unis dans une voix écrite ou orale, font poésie, non tant en raison de ce qu’ils sont, mais de ce qu’ils font. Clin d’œil à ceux qui se souviennent que le verbe grec poiein signifie précisément « faire ».
Et c’est là, je crois, que l’on peut comprendre ce que veut dire ce néologisme, ce mot-valise, qui consiste à ajouter un « h » à poétique pour faire poéthique.
Parler de poéthique avec un h, ce serait ainsi affirmer que, pour définir correctement la poésie, l’on ne saurait omettre la dimension humaine, la dimension éthique d’une parole qui n’est pas seulement un texte, pas seulement une suite de signes plus ou moins harmonieusement assemblés, mais bien quelque chose qui se passe entre celui qui écrit et celui qui écoute ou lit.
Le philosophe Jean-Claude Pinson, qui a consacré une partie importante de ses travaux de recherche à cette notion de poéthique, fait débuter son essai intitulé Sentimentale et naïve par une citation de Tristan Tzara :
« La poésie n’est pas uniquement un produit écrit, une succession d’images et de sons, mais une manière de vivre. »
Une manière de vivre. Vivre en poète. La poésie serait donc avant tout une attitude, une façon d’être, dont les poèmes ne seraient que la trace écrite. « Habiter poétiquement le monde », dit Hölderlin. Pour le dire autrement, le néologisme poéthique nous invite à définir la poésie non uniquement sur le plan esthétique et littéraire, mais également sur un plan éthique et humain.
On désignera donc comme poéthique (avec un h) une certaine façon d’envisager le poétique (sans h), caractérisée par son insistance sur la dimension humaine, éthique, sensible, du poétique. L’éthique, c’est le rapport à autrui : poéthique est donc cette façon de concevoir la poésie comme une parole adressée, comme un acte davantage que comme une suite de mots et de sons, comme une parole émise par quelqu’un pour quelqu’un.
Jean-Yves Masson, répondant à mes questions sur l’origine de ce néologisme, formule une interrogation qui dit bien la préoccupation de certains poètes contemporains : « Comment ne pas se détourner des misères du temps sans pour autant perdre de vue la poésie ? » Il s’agit d’un équilibre à tenir entre, d’une part, une volonté d’engagement (pas nécessairement au sens militant, mais malgré tout une certaine volonté de maintenir la poésie au sein de la cité, de ne pas isoler le poète dans une tour d’ivoire où les problèmes du monde ne l’atteindraient plus) et, d’autre part, une exigence esthétique par laquelle les poètes refusent que la plongée dans les « misères du temps » ne finisse pas abolir la poésie.
Entre la poésie strictement engagée, à laquelle on peut reprocher de subordonner la poésie à une finalité politique, et qui court le risque de s’enfermer dans une poésie de circonstance dès lors incapable de dépasser le contexte de son élaboration ; entre cette poésie engagée, donc, et une poésie au contraire uniquement centrée sur elle-même, à ce point déconnectée des enjeux du monde qu’elle risque de passer pour insensible et aveugle aux misères de ce temps ; entre ces deux extrêmes, donc, il doit y avoir de la place pour une parole poéthique où s’uniraient de manière authentique le mot, le moi et le monde. L’une des tentatives de trouver ce juste milieu est le lyrisme critique contemporain, pratiqué et théorisé par Jean-Michel Maulpoix.
Je ne suis vraiment pas convaincue. Il me semble que l’éthique n’a pas de lien direct avec la poésie ( poien = créer, se suffit à lui-meme comme définition). Creer un univers par les signes et les symboles, sans particulièrement s’ adresser à un ou une catégorie d’interlocuteurs. Cela n’entretient aucun lien avec la société, le sociétal, le monde comme il est, comme il va. A tel point que la poésie engagée est très vite vieillie. Il y a le chant, le chant premier, celui du monde, celui du poète par excellence, Orphée. C’est mon humble avis.
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C’est une position tout à fait tenable. Mais il me semble que même les poètes de l’art pour l’art, même les Banville et les Gautier, ont finalement un regard sur le monde comme il est, comme il va. Vous-même parlez de chant premier, chant du monde : vous voyez bien que ce chant n’est pas strictement abstrait et purement musical. Peut-on vraiment faire un poème sur rien, dans l’ignorance totale de ce qu’est le monde ?
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Je parlais du monde comme élément sensible aux sens, non comme ensemble historique et societal. Et la plupart des poèmes symbolistes ( pour prendre un autre exemple que l’art pour l’art) ne s’ intéressent, pour leurs thématiques, qu’à l’intime ou à l’universel, au sens philosophique et métaphysique du terme. C’est ce que je voulais dire par chant d’Orphée, le chant incantatoire qui est par essence anhistorique et asocial.
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Oui, j’ai bien compris, mais il me semble malgré tout que la séparation que vous faites entre le monde sensible et le monde historique a quelque chose d’un peu artificiel. Je ne prêche pas du tout pour une poésie militante et engagée. En revanche, je ne crois pas trop en une poésie totalement autotélique, uniquement verbale, qui ne s’inquiéterait que d’elle-même. Je crois que la poésie doit tenir compte du monde tel qu’il est, ce qui inclut, bien entendu, le monde sensible, les thématiques de l’universel et de l’intime dont vous parlez, et cette dimension métaphysique qui me semble en effet essentielle, et qui est bien un discours sur le monde. Vous voyez donc que nous sommes au fond d’accord.
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Précisions indispensables .
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A reblogué ceci sur Alessandria today.
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Merci !
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parfait
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Merci !
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