Parmi les nombreux thèmes et motifs qui parcourent la poésie contemporaine, il en est un qui, au premier abord, passe peut-être un peu inaperçu, mais qui se retrouve, de loin en loin, dans un nombre important de recueils, et qui constitue même l’objet central de plusieurs ouvrages : il s’agit du motif de la neige…

J’avais proposé, deux années consécutives, à mes étudiants, de plancher sur ce motif tel qu’il apparaissait dans des ouvrages de Saint-John Perse, Nâzim Hikmet, Paul Celan, Yves Bonnefoy, Philippe Jaccottet, André du Bouchet, Salah Stétié, François Jacqmin, Jean-Michel Maulpoix et Béatrice Bonhomme. J’aurais pu également inclure les Chroniques de la neige d’Yves Peyré, et bien d’autres ouvrages encore. En somme, il s’agissait d’un voyage dans la poésie française de 1945 à nos jours, à travers ce motif de la neige qui a inspiré de magnifiques poèmes.
Physique et métaphysique de la neige

La neige est avant tout une réalité physique, un phénomène météorologique, qui apparaît de manière diverse chez les poètes étudiés. Certains la décrivent avec force détails, tandis que d’autres en parlent certes abondamment, mais de façon générale, plus abstraite.
On peut relever différents aspects de ce phénomène : la chute de neige, plus ou moins tempétueuse ; la neige tombée, qui recouvre le sol ; le flocon de neige, réalité microscopique… Ainsi Béatrice Bonhomme distingue-t-elle la « neige sale » et la neige récente :
« sur la croûte d’une neige sale
la poudre étoilée et légère
la neige qui vient de se poser »
Béatrice Bonhomme, « Neiges », in Jeune homme marié nu,
Poèmes 1993-1995, Melis, Colomars, 2004, p. 163.
On retrouve de même plusieurs aspects de la neige chez Yves Bonnefoy, dont les poèmes peuvent se lire, pour une part, comme des micro-récits où la réalité concrète de la neige est bien présente. Des expressions comme « la dernière neige de la saison, / La neige de printemps » ou encore « la neige / durcie, qui s’est glissée sur le dallage » montrent comment l’ajout de compléments, d’adjectifs ou de relatives permet de préciser différentes nuances de la neige.
Chez Jean-Michel Maulpoix, la neige apparaît à la fois comme chute, comme étendue et comme flocon :
« Doucement, tombent les premiers flocons, très espacés, très lents : des épluchures de ciel. »
Jean-Michel Maulpoix, Pas sur la neige,
Paris, Mercure de France, 2004.
Mais, bien vite, cette description du phénomène météorologique se drape d’images, de métaphores, de comparaisons, et la réalité concrète de la neige ouvre sur une véritable métaphysique de la neige.
La neige qui voile et dévoile : métaphysique de la neige
C’est ainsi que Sylvie Puech-Ballestra cite, en ouverture de l’un de ses articles, ce propos de Gilles Lapouge, que j’ai failli proposer à mes étudiants comme sujet de dissertation, et qui montre, à travers le paradoxe du voilement-dévoilement, combien la neige se pare bien vite d’une dimension métaphysique :
« La neige ne se contente pas d’effacer, d’abolir, de voiler le réel. Elle révèle. D’un côté elle occulte et de l’autre elle dévoile. Et dévoile plus qu’elle n’occulte. […] Elle offusque les couleurs et les formes qui nous entourent. En échange, et grâce à sa fragilité, elle montre ce que nous ne connaîtrions jamais sans son concours, elle assure la promotion de l’infime, de l’indicible, de l’interdit, du clandestin. Elle donne à voir l’invisible (comme elle permet d’entendre l’inaudible). »
Gilles Lapouge, Le Bruit de la neige, Paris, Albin Michel, 1996, p. 42 ;
cité par Sylvie Ballestra-Puech, « Le miroir brisé et le cœur gelé […] »,
in Effets de neige, l’épopée à l’épreuve du froid, V.A. Deshoulières (dir.),
CRLMC, Clermond-Ferrand, 1998.

La neige qui occulte, qui voile, qui offusque ? Et qui, simultanément, et paradoxalement, dévoile et révèle ? Ce ne sont pas les exemples qui manquent dans notre corpus. Je ne peux ici proposer qu’une petite sélection.
La neige chez Bonnefoy : une forme du « vrai lieu » ?
On peut légitimement se demander si la neige ne serait pas, chez Yves Bonnefoy, l’une des formes de ce « vrai lieu » qu’il recherche dans toute sa poésie :
« J’avance dans la neige, j’ai fermé
Les yeux, mais la lumière sait franchir
Les paupières poreuses, et je perçois
Que dans mes mots c’est encore la neige
Qui tourbillonne, se resserre, se déchire. »
Yves Bonnefoy, Début et fin de la neige
Voici donc que le poète semble avancer comme à tâtons dans le paysage de neige. On n’y voit goutte, le poète a les yeux fermés, et cependant il voit ! Car la neige qui dissimule toute chose sous son blanc manteau est aussi cela qui procure une autre forme de vision. La lumière de la neige « sait franchir les paupières poreuses »…
Dans le poème de la page 116, la neige devient une figure protectrice à laquelle s’adresse le poète :
« Tout, maintenant,
Bien au chaud
Sous ton manteau léger,
Presque rien que de brume et de broderie,
Madone de miséricorde de la neige.
Contre ton corps
Dorment, nus,
Les êtres et les choses, et tes doigts
Voilent de leur clarté ces paupières closes. »
Yves Bonnefoy, Début et fin de la neige (op. cit.)
La couverture protectrice de la neige explique l’appellatif de « Madone de miséricorde de la neige », qui érige la neige en figure divine. Le « corps » de la neige s’apparente à un corps maternel contre lequel « les êtres et les choses » viennent se blottir. Confirmant le propos de Gilles Lapouge[2], si les « doigts » de la neige « voilent » leurs « paupières clauses », l’association du voile et de la « clarté » laisse penser que la neige éclaire tout en offusquant.
La neige semble ainsi associée à une forme de révélation :
« Il neige.
Sous les flocons la porte
Ouvre enfin au jardin
De plus que le monde. »
Yves Bonnefoy, Début et fin de la neige.
Les « flocons » de neige seraient ainsi la « porte » qui permettrait d’accéder à un « jardin », métaphore probable d’une forme d’absolu en référence lointaine au jardin d’Éden. L’adverbe « enfin » suggère en effet que l’issue ici trouvée a été longtemps recherchée en vain, ce qui incite à lire la « porte » de neige comme un accès vers une réalité supérieure. Quelque part « de plus que le monde »…
S’effacer et se dissoudre dans la neige
Chez Jean-Michel Maulpoix, la neige est d’abord quelque chose qui efface, puisque le personnage anonyme du prélude s’y perd jusqu’à disparaître :
« Quelqu’un marche dans le silence. Quelqu’un s’efface dans l’invisible. Sans paroles, sans parfum. Personne à son côté. Parfois levant la tête. Parfois baissant les yeux. Mais c’est en lui que tombe la neige où il continue de marcher. »
Jean-Michel Maulpoix, Pas sur la neige (op. cit.)
Aussi la neige, phénomène météorologique, est-elle aussi une image de la mort, de cela vers quoi chacun avance de façon inéluctable jusqu’à s’y dissoudre. Les traces que nous laissons dans la neige sont dérisoires en ce qu’elles sont éphémères, bientôt effacées par le vent ou recouvertes par une nouvelle chute :
« Nous ne sommes que pas sur la neige, empreinte légère, fugace, brouillée souvent, mais brillante, puisque le poids de notre corps comprime en cristaux la précaire poudre de ce monde. »
Jean-Michel Maulpoix, Pas sur la neige (op. cit.)
D’emblée, cependant, il y a ce « mais brillante » qui change tout. Et là, nous serions sans doute plus proches de la neige qui révèle que de la neige qui voile… Pour Jean-Michel Maulpoix, la neige « appelle la métaphore », ce qui veut bien dire qu’elle n’est pas seulement un masque mais bien un réservoir d’images :
« La neige est une boîte à images.
Pareil au blanc même de la page, le blanc de la neige appelle la métaphore qui ne vient pas seule mais en foule, dégringole, tombe en vrac, voudrait tellement prendre soin de la neige, l’aimer, la toucher, la cerner, s’en déduire, mais n’épuise rien, s’impatiente, suggère, s’esquive, effleure à peine, connaît son leurre, son impertinence, et fond très vite sur le papier. »
Jean-Michel Maulpoix, Pas sur la neige (op. cit.)
La neige est bien, chez Jean-Michel Maulpoix, quelque chose qui révèle :
« Voilà visible enfin cela que nous ne pouvons toucher des mains : ce froid entre nos paumes ; de l’espace et du temps tombé. »
Jean-Michel Maulpoix, Pas sur la neige (op. cit.)
L’accès à un sacré immémorial chez Saint-John Perse
Le choix du pluriel dans le titre de Neiges suggère d’emblée que Saint-John Perse n’entend pas, ou pas seulement, décrire la neige : là où le singulier semble désigner uniquement le phénomène naturel, le pluriel paraît introduire une dimension supplémentaire. De fait, dès le premier texte de Neiges, on assiste à une glorification de la neige qui en fait une réalité supérieure, magnifiée par le langage du poète, si bien que ces « neiges » deviennent « choses insignes », élevées ainsi à une valeur emblématique. L’utilisation du passé simple présente la chute de neige comme un événement exceptionnel, sur un ton comparable à celui des épopées. La répétition de l’adjectif « haut » souligne la volonté du poète de magnifier la neige :
« Et toute la nuit, à notre insu, sous ce haut fait de plume, portant très haut vestige et charge d’âmes, les hautes villes de pierre ponce forées d’insectes lumineux n’avaient cessé de croître et d’exceller, dans l’oubli de leur poids. »
Saint-John Perse, « Neiges » (1944), dans Exils, Poésie/Gallimard.

En qualifiant la neige de « haut fait de plume », Saint-John Perse s’approprie le lexique épique pour présenter la chute de neige comme un phénomène merveilleux, dans un paysage lui-même métamorphosé par le jeu des métaphores en de « hautes villes de pierre ponce forées d’insectes lumineux ». La neige est ainsi comparée à « un havre de fortune », abri paisible également défini comme « un lieu de grâce et de merci », qui semble attribuer à la neige des pouvoirs rédempteurs. Le champ lexical du sacré se poursuit avec le souhait, qui termine le poème, que « le salut soit sur la face des terrasses », et la référence à « l’Architecte » que la majuscule invite à identifier comme un être divin. La dimension presque surnaturelle de la neige apparaît encore à travers la comparaison à « une grande chouette fabuleuse » dont le « corps de dahlia blanc » investit le paysage tout entier : « Et de tous côtés il nous était prodige et fête ». Ces deux attributs, « prodige et fête », font de la neige un véritable miracle.
La phrase « Il neige, hors chrétienté, sur les plus jeunes ronces et sur les bêtes les plus neuves », semble faire remonter la dimension sacrée de la neige à une origine antérieure au christianisme, associée à ce Nouveau Monde dont le poète rêve les immenses étendues : « Il neige par là-bas vers l’Ouest, sur les silos et sur les ranchs et sur les vastes plaines sans histoires enjambées de pylônes […] ». Il s’agit, d’après Mireille Sacotte, de « renou[er] avec un monde primitif aussi neuf que la terre après le déluge, que le continent américain habité des seuls Indiens » (Mireille Sacotte, « Saint-John Perse », in Michel Jarrety (dir.), Dictionnaire de poésie de Baudelaire à nos jours, Paris, Puf, p. 188). La chute de neige sur la ville américaine devient ainsi le lieu d’une « vision enfin sans faille et sans défaut !… ». Cette vision d’un sacré primordial dans la neige, « lieu de grâce et de merci », comme extérieure au péché originel, n’empêche pas « que la tristesse soulève son masque de servante », ni que se profère le constat amer : « Et l’on ne savait pas qu’il y eût encore au monde tant de chaînes, pour équiper les roues en fuite vers le jour ».
*

Entre physique et métaphysique, entre voilement et dévoilement, la neige est ainsi bien plus que de l’eau congelée pour les poètes contemporains. Chez Saint-John Perse, l’expression de la neige est intimement liée à celle du sacré. La neige d’Yves Bonnefoy donne, de même, accès à quelque chose de plus que le monde. Chez François Jacqmin comme chez Jean-Michel Maulpoix, l’expression de la neige culmine vers l’indicible.

Dire la neige implique en outre souvent de convoquer des références littéraires, musicales, picturales, en particulier dans Pas sur la neige de Jean-Michel Maulpoix. Les poètes ont visiblement été attirés par sa blancheur immaculée, par sa pureté, par son lien avec le vide et le silence. La neige renvoie souvent aux origines, qu’il s’agisse du passé primordial rêvé par Saint-John Perse, des souvenirs qu’elle fait surgir chez Bonnefoy, ou encore du motif de l’enfance convoqué par Béatrice Bonhomme et Salah Stétié. Mais la neige, le froid et le gel inspirent aussi des références à la souffrance et à la mort. Elle inspire des poèmes de facture très différente, de l’épure la plus dépouillée, proche du haïku, au lyrisme épique le plus foisonnant. Car c’est bien cela, la neige, à la fois une mise à nu, une simplification du paysage, et simultanément la virtuosité dansante du flocon.
Pour en savoir plus : La neige en poésie sur ce blog…
- La neige en poèmes, article antérieur de ce blog, où vous trouverez d’autres citations et un autre éclairage sur cette problématique
- Les Gestes de la neige de Béatrice Bonhomme, guère évoqués ici, le sont plus abondamment dans cet autre article du blog.
- Une présentation plus détaillée du recueil Pas sur la neige de Jean-Michel Maulpoix.
- André du Bouchet a également écrit sur la neige : voici mon article sur Désaccordée comme par de la neige.
- Dans « Le jardin enneigé d’Yves Bonnefoy », je commente un poème de Début et fin de la neige.
- Un roman poétique : « Neige » de Maxence Fermine
J’espère que cet aperçu de mon cours sur la neige en poésie vous aura plu. En l’espace d’un article de blog, je n’ai pas pu tout dire : n’hésitez pas à poser des questions en commentaire. Et si le cœur vous en dit, partagez sur les réseaux !
Je garde ces précieuses références
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Merci beaucoup !
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A reblogué ceci sur Alessandria today.
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Merci beaucoup !
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Très bel article.
Inspirant ! Merci.
Nos croix tombent du ciel
Divine désolation descendue en silence
Comme un évincement limpide, une évidence,
Sous une paisible mais tragique apparence.
L’ire blanche des cieux caresse en une étreinte
Un sol scellé de gel, maculé de l’empreinte
D’une douce illusion et sa poésie feinte.
Ce cristal en étoile et son marbre éphémère
Recouvre ainsi la vie, cendre avant poussière,
De son venin glacé et sournois qui enterre.
Tout le sel de la vie, en étendard, s’épanche
Sur l’enfouissement sous une page blanche
D’un déchirant destin que soudain on débranche.
Nos croix tombent du ciel. La danse puritaine
De la neige enserre notre âme de ses chaînes.
Benjamin Milazzo
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J aime beaucoup ce poème il laisse deviner ce que la neige au delà du ravissement émerveillé de l ‘enfance peut aussi cacher de maléfices :neige sortilège mais aussi piège parfois mortel Je l ‘offrirai aux auditeurs d de mon JARDIN de POESIE durant décembre
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Merci pour ce commentaire !
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Merci excellent article ! De circonstance pour moi… (New Jersey, Etats-Unis, où nous sommes pris dans une série de tempêtes de neige a repetition depuis debut mars). Le livre Neige de Maxence Fermine est un pur regal.
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Merci beaucoup ! Oui, j’ai beaucoup aimé le livre de Maxence Fermine. Bon courage pour ces tempêtes de neige !
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Je viens de découvrir cet article et la lecture fut plutôt agréable et surprenante. C’est drôle, j’ai beaucoup écrit personnellement sur la neige, bien que j’en ai jamais vu de mes propres yeux comme je vis à la Réunion, mais elle est associée à des symboles et des concepts qui me parlent beaucoup : l’Hiver, la solitude, le froid, la pureté, la lenteur et la mort.
Ah, surprenant aussi, cet article est sorti la vieille de mon anniversaire. Comme quoi !
Les références sont intéressantes. Décidément, j’entends beaucoup parlé de Yves Bonnefoy.
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Merci beaucoup pour ce commentaire !
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Magnifique ! C’est justement à cette publication que pensais hier.
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« … un peu de leur neige sur mon épaule est resté. Il y a si longtemps et la neige est restée. » (Extrait d’une chanson de Jacques Bertin)
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