C’est en 1993, aux éditions Jacques Brémond, sises dans la petite commune de Remoulins, à côté du pont du Gard, que Frédéric-Jacques Temple publie ses Poèmes américains. Sous une couverture sobre, uniformément grise, ce recueil nous fait voyager dans l’espace, mais aussi dans les livres. Chaque poème est, en effet, dédicacé. Il ne s’agit donc pas seulement de rapporter des souvenirs de voyage mais aussi et surtout de nous promener parmi les affinités littéraires du poète.
L’auteur en quelques mots
Frédéric-Jacques Temple est un poète, romancier, essayiste et traducteur français, né à Montpellier en 1921. On peut retenir de la biographie proposée par Wikipédia que, une fois démobilisé après la guerre, il a multiplié les voyages et les rencontres. Aussi apparaît-il comme un « poète du monde entier ».
Pour Claude Leroy, auteur de l’article consacré à Temple dans le Dictionnaire de poésie de Baudelaire à nos jours, ce poète qui tient un peu du naturaliste et de l’archéologue a construit son œuvre sans se soucier des querelles littéraires et de l’opposition entre recherche formelle et lyrisme personnel. Loin de vouloir rompre avec l’héritage littéraire, il préfère l’intégrer en le renouvelant. Aussi, lorsqu’il voyage, ce n’est jamais seul. Temple est aussi un collectionneur, amateur de mots rares, soucieux de nommer plantes, arbres et animaux par le nom exact de leur espèce.
Pour Béatrice Bonhomme et Laure Michel, l’œuvre de Frédéric-Jacques Temple « romanesque aussi bien que poétique, se construit dans une série de fécondes contradictions qui la tiennent tendue entre l’éloge de la diversité heureuse du monde et la description lucide des machines de destruction, entre la mémoire la plus archaïque et l’invention de l’avenir, entre l’attachement aux lieux de l’enfance et l’élan du départ » (« Frédéric Jacques Temple, l’aventure de vivre », paru dans Loxias, n°21, 2008).
Les Poèmes américains
Le recueil commence par un poème en italiques qui n’est pas sans faire penser à la solennité d’un Saint-John-Perse qui lui aussi s’aventura dans le Nouveau Monde :
« Un matin, après des jours de mer et de ciel, j’ai vu surgir l’île de Manhattan hérissée de tours illuminées, et je suis parti à travers les États, sur les vieilles traces des rêves d’enfance. Souvent les bornes étaient des tombes et les arbres me parlaient à voix basse pour ne pas réveiller, sans doute, les dieux morts. Ces jalons en forme de poèmes […] marquent le temps. »
D’emblée, le territoire américain apparaît comme un univers fabuleux. Le nom même de Manhattan rejoint le mythe : même les lecteurs qui n’ont jamais mis un pied en Amérique sont imprégnés d’images de cette petite île où se concentrent les gratte-ciels parmi les plus hauts du monde. La façon qu’a Temple de dire « les États », plutôt que « les États-Unis », fait aussi de ce pays un territoire mythique. Sans que le poète ait besoin de le dire, on a l’impression qu’il part sur la route des premiers colons. Territoire marqué par la mort, où les arbres ont une voix…
Par la suite, certains poèmes ont la brièveté et la simplicité d’un haïku. Il s’agit alors de saisir au vol un instant, de croquer sur le vif une atmosphère particulière :
« L’oiseau rouge
du New Jersey
lance son cri
dans les sumacs. » (p. 12)
Les nombreux noms propres qui apparaissent au fil des poèmes construisent progressivement une géographie merveilleuse, qu’il s’agisse de lieux emblématiques, connus de tous, — comme le fleuve Potomac, mais aussi Walden Pond où germa la pensée de Thoreau, Sacramento, San Francisco… –, ou au contraire de toponymes plus mystérieux, tels le ruisseau de Nyack, Chesapeake Bay, Salmon River…
Voici le poème consacré à Thoreau et dédicacé à Henry Miller :
« Les oies sauvages de l’Ontario
ne s’arrêtent pas sur l’étang gelé.
Elles croisent au-dessus de Concord
le cou tendu vers de plus douces terres,
ignorant la cabane du sage
qui du seuil les regardait passer. » (p. 14)
Toute l’Union ou presque est évoquée, de la côte atlantique à la côte pacifique, de la frontière canadienne à la frontière mexicaine. New Jersey, Massachusetts, Oregon, Californie, Arizona, Nouveau-Mexique, Louisiane…
Le poète se montre attentif à la faune et à la flore, comme par exemple dans ce poème intitulé « Gran Canyon » :
Condor de Californie, présent sur le Grand Canyon (Wikipédia)
« Un vautour plane
sur les falaises polychromes
les plateaux épurés où flambe
le silence indien
comme un alcool fossile. […] » (p. 19)
Il y a quelque chose d’éminemment épique dans cette célébration de ce lieu marqué par la tradition indienne. Le fleuve Colorado au fond du canyon devient pour le poète un « long serpent de béryl ». Belle image.
« O Santa Fe
les dieux traversent
la ville fauve
les dieux turquoises
du Rio Grande
sur les falaises de basalte
veillent » (p. 25)
Du point de vue formel, on remarque une grande diversité entre des poèmes en prose, parfois d’un seul paragraphe, des poèmes en vers libres, généralement de très peu de syllabes, des vers en escaliers, et des textes plus longs. En particulier, le poème « Nouvelle-Orléans » se présente sur deux colonnes, avec, à gauche, des textes en italique, et à droite des textes en romain. On a l’impression que le texte de la colonne de gauche constitue comme un avant-texte sur lequel le poète grefferait d’autres notes. Le dernier poème s’intitule « Papiers collés » et adopte lui aussi deux colonnes, toutes deux en romain, comme pour mettre en évidence le caractère composite d’un poème constitué par la collection de plusieurs « papiers collés ».
Cette diversité formelle souligne peut-être la coexistence d’un registre solennel, épique, qui magnifie le territoire américain dès lors transmuté en espace mythique, et celle d’un registre plus familier, plus personnel aussi, compatible avec des notations prosaïques telles que « L’avion de la TWA / vol 890 / se cabre ». Mais en vérité ces deux dimensions sont constamment tressées entre elles, si bien qu’il serait vain de vouloir les départager. Et le vol de l’avion est immédiatement rapproché de celui du condor (p. 30). Le recueil évite ainsi le double écueil d’un centrage excessif sur le moi et d’une dépersonnalisation trop grandiloquente.
« Je vous écris du cœur profond
de la Louisiane
désolée
de tant de mousse
en pleurs
parmi les cyprès avortés
des marécages d’ombres
aux fétides effervescences. »
Il faudrait, pour être un peu plus complet, citer davantage de poèmes, parler aussi de la deuxième partie, intitulée « Suite québécoise », et surtout, décrypter le vaste ensemble de liens et de références indiquées par les dédicaces qui ne manquent pas d’apparaître en tête de chaque poème. Je me bornerai, pour aujourd’hui, à vous indiquer le lien d’un colloque organisé par l’Université de Nice en 2008, intitulé « Frédéric-Jacques Temple, l’aventure de vivre » : sa lecture est passionnante.
Terminons avec la citation d’un poème qui sort un peu du lot par son inventivité lexicale, qui en fait un poème tout à la fois fort savoureux, original et qui, pourtant, sonne juste :
« Je suis lac, je mélèze,
je raquette, je harfange,
je portage, j’épinette
Je boucane, je castore,
je saumone, je traineaude,
j’omble, je truite, j’ourse,
j’orignale, je mirone,
je hurone, je rondine,
j’érablise, je québèque,
le cœur en fête, je marche :
là est le Sud, aussi. » (p. 37)
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