Poète majeur de la première moitié du vingtième siècle, Jules Supervielle, demeuré à l’écart des voies surréalistes, fut l’auteur, depuis Gravitations jusqu’à Le Corps tragique, d’une poésie moderne et très humaine. Je vous propose aujourd’hui de découvrir l’un de ses poèmes, qui fait de la mer le sujet de sa rêverie.
« Quand nul ne la regarde,
La mer n’est plus la mer,
Elle est ce que nous sommes
Lorsque nul ne nous voit.
Elle a d’autres poissons,
D’autres vagues aussi.
C’est la mer pour la mer
Et pour ceux qui en rêvent
Comme je fais ici. »
On peut en premier lieu admirer la simplicité de ce poème, auquel il suffit le simple mot de mer pour évoquer ce qu’il désigne, sans recourir à une description précise. L’absence complète d’adjectifs qualificatifs montre bien que ce bref poème n’a pas pour vocation de décrire un paysage, mais simplement d’évoquer, de suggérer, autrement dit de faire apparaître des images dans l’esprit du lecteur, sans que celles-ci n’aient été décrites.
Le vers adopté ici n’est pas tout à fait libre. On comptera six syllabes pour chaque vers. On remarquera également que « la mer » rime avec elle-même, et que « aussi » est repris par « ici ». On notera en outre l’assonance en [a] de « regarde » avec « voit », en « è » pour « mer » et « rêvent », et même, si on veut, la fausse assonance de « sommes » et de « poissons » (o ouvert et o nasal). Parler de vers libre s’impose dans la mesure où la rime n’est pas respectée de façon classique, mais il y a malgré une esquisse de rappels phoniques en fin de vers. Il en découle une impression d’harmonie : la mer est bien représentée comme un espace merveilleux, propice à la rêverie.
Le motif du regard est essentiel dans ce poème. Ou plutôt, l’absence de regards. Nous ne prenons que rarement conscience que les choses et les êtres continuent d’exister lorsque nous ne les regardons plus. A vrai dire, nul ne peut être tout à fait certain que les choses conservent le même aspect, la même apparence, lorsqu’elles ne sont plus sous notre regard. D’où cette interrogation très poétique : à quoi ressemble la mer lorsque personne ne la regarde ?
Voici donc que la mer cesse d’être un spectacle offert au regard de l’homme. Elle n’est plus ce spectacle de vagues et d’écume que le touriste, le plaisancier ou le poète peuvent contempler à loisir. Elle n’est plus un objet. D’où cette redondance : « c’est la mer pour la mer ». La mer n’existe plus que pour elle-même. Ainsi dérobée à notre regard, elle redevient mystérieuse. Cette répétition « la mer pour la mer » joue un peu le rôle de parenthèses qui viendraient faire écran au regard de l’homme. Le regard humain est comme exclu de cette équation. Cette mer qu’on ne peut pas voir, on peut seulement la rêver.
Et nous, à quoi ressemblons-nous lorsque personne ne nous regarde ? La mer, nous dit Supervielle, est « ce que nous sommes / lorsque nul ne nous voit ». Le recours à la périphrase instaure un flou : que sommes-nous exactement quand nul ne nous voit ? Un flou, et donc un mystère. Lorsque personne ne nous regarde, nous cessons de ressembler. Nous ne sommes plus une image imprimée sur une rétine. Nous ne sommes plus cet objet d’attention, de désir, de pouvoir, d’affection que nous sommes parfois pour les autres. Nous ne sommes plus réduits à une image, à une fonction, à un type de relation. Et peut-être alors devenons-nous aussi vastes que la mer même…
(Image d’en-tête : le soleil sur la mer, photo personnelle)
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Merci !
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