Un internaute a récemment atterri sur ce blog en posant à son moteur de recherche une question fort intéressante : « Pourquoi les poètes contemporains sont-ils difficiles ? » Merci beaucoup, donc, à cet inconnu, car il me fournit le sujet de cet article. Je crois que c’est en effet une question qui mérite d’être posée, et qui mérite surtout des réponses.
Ma première idée a été de commencer par dire : « mais non, la poésie n’est pas si difficile que cela, la preuve », et j’aurais cité un grand nombre de poèmes contemporains parfaitement limpides pour étayer mon propos. Mais cela serait revenu à balayer la question du revers, sans prendre en compte la réelle demande qu’elle formulait. La poésie contemporaine présente effectivement des difficultés, même s’il existe aussi des poèmes plus accessibles en son sein.
Un « faire » difficile à définir
Plutôt que de mettre d’emblée l’accent sur la poésie contemporaine, peut-être faudrait-il commencer par parler de la poésie en général. Contrairement au roman, son but n’est pas de raconter une histoire. Contrairement au théâtre, son but n’est pas d’exposer une action. Contrairement à l’essai, son but n’est pas de développer un raisonnement. Que fait, alors, la poésie ? Alors même que le mot « poésie » vient du grec ποίησις qui signifie « faire », il demeure malaisé de définir avec exactitude en quoi consiste exactement ce « faire ».
Les définitions de la poésie possèdent souvent l’un de ces deux défauts : elles sont soit excessivement techniques, réduisant ainsi la poésie au recours à certains procédés formels ou au fait même de travailler la langue, soit excessivement nébuleuses, associant la poésie à une sorte de mystère, à une grâce qui risque d’exclure tous ceux sur qui elle ne s’est pas posée, à une confrontation avec ce qui demeure indicible. Je ne sache pas qu’il existe de définition totalement convaincante de la poésie, et sans doute le mieux que l’on puisse faire est-il de mentionner ces deux dimensions formelle et existentielle ou spirituelle, tout en rappelant que la poésie ne se réduit ni à l’une, ni à l’autre.
Quelle que soit l’époque, la poésie recèle donc fréquemment des textes très finement ciselés, qui exploitent toutes les possibilités offertes par la langue — du langage le plus familier au style le plus soutenu –, et qui évoquent des états d’âme subtils, des interrogations complexes, des points de vue nuancés, bref, des considérations sur lesquelles nous n’avons que rarement l’habitude de nous pencher.
Les difficultés inhérentes au contemporain
À ces difficultés propres à la poésie de toute époque, s’ajoutent celles qui concernent plus proprement le champ contemporain. Je ne pense pas que la poésie d’aujourd’hui soit vraiment plus difficile que celle d’hier. Simplement, nous sommes davantage habitués à la poésie traditionnelle, parce que celle-ci nous a été expliquée dans notre cursus scolaire, alors que la poésie contemporaine est plus récente, donc moins familière.
En outre, les poètes d’aujourd’hui ont à cœur de parler d’une façon qui n’est pas celle d’hier. Cette volonté s’explique en partie par un besoin de nouveauté : il n’y a aucune gloire à répéter les mêmes formules, à user de procédés éculés, à reprendre les mêmes thèmes et les mêmes motifs. De plus, quand on considère des génies tels que Hugo ou Baudelaire, on se dit que l’on ne peut pas faire aussi bien qu’eux, et qu’il faut donc faire autre chose.
Mais il y a une autre raison, à mon sens plus essentielle, qui explique que les poètes d’aujourd’hui ne puissent pas écrire comme l’auraient fait les poètes d’hier : c’est que le monde dans lequel nous vivons n’est plus le même. Or, la poésie peut se définir comme l’art de traduire avec justesse les échos qui sourdent du monde.
Baudelaire était le poète de la ville moderne : il a pleinement pris conscience du fait que le monde dans lequel il vivait n’était plus celui de l’Ancien Régime. Ses poèmes sont autant de tableaux parisiens qui montrent les petites vieilles, les éclopés de la vie, les enfants pauvres, les lumières à gaz, les cris du vitrier et les bains de foule. La mélancolie spleenétique de Baudelaire est une façon personnelle de traduire en mots ce que beaucoup devaient ressentir plus confusément dans une époque qui avait rompu avec les cadres rassurants de la société d’Ancien Régime.
De même, les poètes d’aujourd’hui parlent du monde d’aujourd’hui. Un monde violent, inquiétant à maints égards : guerres mondiales, conflits locaux, menaces nucléaires, folie consumériste, individualisme rampant, grisaille du béton, vache folle, grippe aviaire, horreur terroriste… Le style de maints poètes contemporains me paraît être un reflet de ce monde. Aussi bien des poètes se refusent-ils à faire dans le beau, dans le joli. Ils aiment à rompre avec les phrases bien huilées, avec les règles de la syntaxe, avec les conventions de toutes sortes. Dans un monde où règne le culte de la vitesse, on comprend sans peine que les poètes privilégient les ruptures rythmiques et syntaxiques, les raccourcis logiques…
Un parallèle est possible avec l’art contemporain. Les peintres, sculpteurs et plasticiens d’aujourd’hui refusent, de même, les conventions. Il ne s’agit plus de proposer quelque chose de joli, mais plutôt quelque chose qui fasse réfléchir. Les arts se mêlent volontiers, et il n’est pas rare de voir, par exemple, peinture, sculpture et photographie réunies dans une même œuvre qui, dès lors, prendra le nom d’installation. Il s’agit parfois de reproduire la laideur et la violence du monde pour mieux les dénoncer. Parfois aussi, l’art contemporain se fait très conceptuel, et parfois l’originalité de l’idée, en dépit même de son intérêt propre, laisse de marbre, tant la réalisation plastique qui l’incarne s’adresse peu à notre sensibilité.
Heureusement, les plus grands poètes et plasticiens contemporains savent tenir compte du monde d’aujourd’hui, tout en ne le peignant pas plus noir qu’il n’est en réalité. Ils savent trouver les formes et les mots pour dire le monde contemporain, sans pour autant aboutir à un résultat inaccessible au lecteur ou au spectateur. Ils savent manier l’abstraction sans négliger la sensibilité. Ils savent s’adresser à un véritable public, sans pour autant en rester à des formes, des styles et des genres périmés.
Un milieu fermé
La poésie contemporaine n’est pas un milieu aussi inaccessible qu’il ne paraît : des manifestations telles que le Printemps des Poètes, des initiatives locales portées par le tissu associatif, des rencontres organisées par des Maisons de la Poésie ou par des Universités, permettent à la poésie contemporaine de se faire connaître, et d’aller à la rencontre du grand public.
Aussi précieuses et utiles que soient ces différentes manifestations, force est de constater que la poésie contemporaine demeure extrêmement méconnue. Il n’est presque pas exagéré de dire que personne, même dans des milieux relativement cultivés, ne saurait nommer un seul poète vivant. Les lecteurs de poésie contemporaine sont, pour une grande part, des habitués fidèles, constituant un cercle de lecteurs assidus, qui ont eu la chance de découvrir ce continent un peu à part, et qui n’en sont pas ressortis.
Hormis les jeunes gens, forcément un peu naïfs et sentimentaux, et les retraités, qui n’ont rien d’autre à faire, qui se passionne pour la poésie ? L’idée demeure, dans la société d’aujourd’hui, que la poésie ne mérite pas qu’on s’y intéresse. Il est édifiant de constater quel est le public des lectures de poésie : beaucoup de têtes chenues et de cheveux blanchis, ainsi qu’un certain nombre d’enfants non encore atteints par les préjugés.
On peut accuser de cette situation les médias, qui ne font pas assez de place à la culture, les libraires et éditeurs, qui font davantage de publicité aux ouvrages qui se vendent, mais il ne faut pas oublier que les poètes eux-mêmes ont une part de responsabilité, tant ils semblent parfois ne s’adresser qu’à leurs confrères ou à des spécialistes. Or, la poésie est avant tout faite pour être lue.
Je ne suis pas seul à dire que les années soixante et soixante-dix, pendant lesquelles la tendance dominante était de proposer une poésie expérimentale et anti-lyrique, ont contribué à séparer la poésie contemporaine de son public. Heureusement, il est des poètes qui ont su montrer que l’on pouvait pratiquer une poésie résolument contemporaine, qui, sans se tourner vers des formes périmées et des considérations éculées, parvenait malgré tout à maintenir une exigence poéthique, à inclure le lecteur, à ménager une place à la relation à autrui, sans pour autant paraître mièvre ou naïf.
Pour une poésie et une littérature « portes ouvertes »
Comme l’indique le titre de ce blog, je défends une poésie et une littérature « portes ouvertes ». Il importe de faire circuler le savoir littéraire, de porter celui-ci à la connaissance du grand public, d’ouvrir les portes des universités et des bibliothèques à tous ceux qui n’ont pas forcément l’idée, ni le loisir, de s’y rendre.
J’ai eu l’occasion d’assister à de nombreux colloques et conférences universitaires dans le domaine de la littérature. Sauf exception, bien peu de gens se pressent pour y assister, alors même que l’accès est libre et gratuit. Les étudiants en lettres eux-mêmes, pourtant concernés au premier chef, ne s’y rendent que rarement, faute de temps et de compatibilité d’horaires. Je suis convaincu que ces colloques et conférences sont pourtant susceptibles d’intéresser bien au-delà de la population étudiante.
Par ce blog, j’espère aider à la diffusion de ces connaissances. En annonçant et en rendant compte des travaux universitaires dans le domaine des lettres, j’espère amener un plus large public à s’y intéresser. Je voudrais en particulier aider à faire connaître et à faire lire la poésie contemporaine, qui est une très belle poésie, et qui demande sans doute en effet qu’on s’y accoutume pour être pleinement savourée. Peut-être alors sera-t-elle moins souvent considérée comme « difficile »…
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Source de l’image d’en-tête : La bibliothèque de livres anciens du Trinity College à Dublin (Nic McPhee, Wikimedia Commons, libre de réutilisation).
« La poésie n’est pas incompréhensible, elle est inexplicable. »
– Octavio Paz- C’est aussi peut-être pour ça qu’elle peut être considérée comme difficile.
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Tout à fait ! Merci pour cette belle citation qui montre bien l’aura de mystère dont s’enveloppe la poésie.
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A reblogué ceci sur mabelhad.
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A reblogué ceci sur Alessandria today.
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Merci !
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IL y a cependant un caractère « particulier « de la poésie contemporaine En effet vous dîtes que le monde n ‘est pas le même au travers des époques donc la poésie contemporaine nous semble difficile Cependant jusqu ‘à présent nos contemporains et mêmes les jeunes sont sensibles et se sentent touchés par des poètes très anciens : XVIème Moyen Age
et ceux des siècles suivants : tous les grands du XIXème et ceux début XXème jusqu ‘au grand PH. Jaccottet S il y a peu de musicalité chez lui il a un regard méditatif très émouvant parce que toujours imprégné de sensorialité à travers images et pensées qui naissent de sa contemplation devant la nature Mais depuis quelque temps je trouve que la poésie a perdu ce qui fait me semble -t il son caractère premier: celui de la musique celui de la simplicité et de la sensorialité Les images sont encore là mais
l ‘ensemble a pris un caractère un peu « intellectuel « elle s ‘apparente à une Poésie « savante » Comme l ‘art moderne cette poésie nécessite « des explications » Bien sur me direz vous il y a un apprentissage pour « voir et comprendre une oeuvre d ‘art- Certes un tableau un morceau de musique un poème peuvent être encore plus aimé après une étude approfondie de l ‘oeuvre mais l ‘émotion qui s’ en dégage est avant tout immédiate et touche même des « novices » Les paysans qui découvraient dans leurs églises les tableaux des grands peintres n ‘avaient pas besoin de savantes explications pour en être émerveillés
La poésie est un CHANT mots rythmes images Chant que l ‘on peut garder en mémoire jusque dans une prison que l ‘on peut apprendre à un enfant et dont se souvient un vieillard ou un prisonnier dans sa cellule Chant qui existe aussi dans la prose poétique
Nos poètes modernes chantent peu ils raisonnent à travers des images (quelquefois laborieuses )impossible de les garder en mémoire et pourquoi cette représentation graphique disloquée Je veux bien que le poète s ‘amuse pourtant ….mais la poésie moderne me semble avoir trop besoin d ‘explications
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Je suis parfaitement d’accord avec vous.
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Déjà merci, pour votre site et sa façon de continuer à faire resplendir l’Eternelle Poésie, au-delà des mots, des livres. Quant au sujet qui nous occupe, gardons à l’esprit que toute époque a ses poètes plus ou moins difficiles, et non pas hermétiques, comme d’aucuns aiment à dire. Mallarmé était-il plus facile qu’un poète contemporain, il ne fait aucun doute que non. Pourtant, j’ai presque envie de parler d’une période propre aux poètes, où ceux-ci sont plus ou moins difficiles, outre peut-être – encore que, des poètes comme Maurice Carême qui se sont évertués dans une poésie accessible, même pour les enfants. Eluard m’est parfois difficile d’accès, comme d’autres fois il me saisit au cœur immédiatement. La poésie peut nécessiter, suivant les degrés de son « état », qu’on y revienne, du moins pour en saisir toute la portée. Pour Tarkovski, l’Art est élitiste par nature. Peut-être faut-il une certaine sensibilité, innée ou acquise, et une certaine expérience de la vie. Ou peut-être que les vrais chefs-d’œuvre, j’ai toujours en tête, à ce seul mot commun, l’ample poème de Jean Genet, sont accessibles facilement en gardant leur aura de mystère et de profondeur…
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Merci à vous pour ce commentaire. Je vous invite à découvrir un prolongement de cette réflexion dans l’article « Élitiste, la poésie contemporaine ? »
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