La poésie épique est souvent dite éculée, dépassée. Elle valait, entend-on, au temps des chevaliers, mais aujourd’hui, ces poèmes si longs ne nous conviendraient guère. Patrick Quillier, professeur à l’Université de Nice, a démontré le contraire. Le XXe siècle a produit de très beaux poèmes épiques. Exemples et illustration.
Quatre poètes épiques du XXe siècle

Pour conduire sa démonstration, Patrick Quillier a choisi quatre grands poètes qui, bien qu’ils soient issus d’horizons différents, présentent suffisamment de points communs pour justifier la comparaison :
- Nâzim Hikmet, poète turc né en 1901 et mort en 1963, a passé une grande partie de sa vie en prison en raison de son soutien au parti communiste. Il chercha à travers ses poèmes à écrire l’épopée du peuple turc.
- Pablo Neruda, célèbre poète chilien, lauréat du Prix Nobel, a également connu des démêlés avec le pouvoir en place à son époque dans son pays. Son Chant général, immense livre de plus de cinq-cent pages, s’enracine dans les problèmes politiques de son temps, tout en présentant aussi une dimension cosmique et universelle.
- Anna Akhmatova fut quant à elle poète sous la dictature soviétique. Le régime a emporté certains de ses proches et amis. Dans Requiem, dans Poème sans héros, elle attribue, elle aussi, une dimension épique à ses poèmes. Comme l’indique l’avant-propos de Requiem, elle s’attache à décrire ce qu’a subi son peuple.
- Aimé Césaire, poète français né en 1913 en Martinique, a produit, à côté de son engagement politique qui l’a conduit à devenir maire de Fort-de-France puis député de la Nation, une imposante œuvre poétique. Sa parole épique s’élève contre l’oppression esclavagiste subie par ses ancêtres. En revendiquant la notion de « négritude », il affirme la dignité du peuple noir.
Le sens du collectif

Si l’on peut dire que ces quatre œuvres relèvent, sinon de l’épopée, du moins du poème épique, c’est d’abord parce qu’elles prennent en charge une parole collective. Le poète se fait relais et transmetteur de la voix de tout un peuple. Cette volonté est assumée de façon explicite chez les quatre poètes.
Ainsi Anna Akhmatova dédie-t-elle son Poème sans héros « à la mémoire de ceux qui l’ont entendu pour la première fois, et à [ses] amis et concitoyens qui sont morts à Léningrad pendant le siège ». De même, Aimé Césaire promet-il que sa bouche « sera la bouche des malheurs qui n’ont point de bouche ». Il dit encore : « Et si je ne sais que parler, c’est pour vous que je parlerai ». De la même façon, les impératifs « Parlez avec mes mots, parlez avec mon sang » font résonner une parole collective dans la voix de Pablo Neruda. Quant à Nâzim Hikmet, il affirme dès le début des Paysages humains, en parlant des humains « innombrables » : « notre livre ne contera que leurs seules aventures ».
Quand l’Histoire s’invite dans le poème
On l’aura compris, cette dimension collective implique que l’Histoire résonne dans le poème. Chez Anna Akhmatova, le deuxième poème du « Cycle de Léningrad » s’intitule ainsi « Le premier obus à longue portée tombe sur Léningrad ». Pablo Neruda, quant à lui, dénonce le président Videla comme étant celui qui « avait étranglé l’espoir ». Nâzim Hikmet raconte l’histoire de luttes populaires dans ses Paysages humains et dans Pourquoi Benerdji s’est-il suicidé. Quant à Aimé Césaire, c’est toute l’histoire du peuple noir qu’il porte dans ses mots.
« Le peuple promenait ses drapeaux rouges
et avec lui cette pierre qu’il touchait
je m’avançai, dans la rumeur de la journée
et dans les chants sonores de la lutte »
(Pablo Neruda, Chant général, XI, 14, p. 385)
De l’Histoire à l’éternité
Cependant, l’on aurait tort de réduire les quatre œuvres à ce que l’on appelle la « poésie de circonstance ». On désigne par cette expression des ouvrages qui sont tellement associés aux circonstances de leur écriture qu’ils n’ont plus guère d’intérêt pour la postérité. Les jurés qui ont attribué le prix Nobel à Neruda, ou encore les personnalités qui ont souhaité des obsèques nationales pour Césaire, ne s’y sont pas trompé.
En effet, les quatre poètes s’élèvent au-dessus des circonstances immédiates qui leur ont fait prendre la parole. Souvent, une dimension universelle, voire cosmique, s’intègre au poème. Ainsi Pablo Neruda célèbre-t-il le Macchu Picchu, remontant ainsi aux temps pré-colombiens, englobant l’histoire immédiate de son peuple dans des horizons plus vastes :
« Alors j’ai grimpé à l’échelle de la terre
parmi l’atroce enchevêtrement des forêts perdues
jusqu’à toi, Macchu-Picchu.
Haute cité de la pierre scalaire,
demeure enfin de celui que la terre
n’a point caché sous les tuniques endormies.
Et toi, comme deux lignes parallèles,
le berceau de l’éclair et le berceau de l’homme
se balançaient dans un vent plein d’épines.
Mère de pierre, écume des condors.
Haut récif de l’aurore humaine. »
Ces vers sont les premiers du sixième poème du deuxième livre du Chant général, intitulé « Les hauteurs de Macchu Picchu ». La rencontre avec le site du Machu Picchu a été déterminante pour Pablo Neruda, événement fondateur qui a changé sa vision du monde.
Aimé Césaire, quant à lui, affirme qu’il s’est « élargi comme le monde » et que sa conscience est devenue « plus large que la mer » : cet élargissement montre bien la volonté d’embrasser la totalité du réel, et non uniquement de porter un message ponctuel. De la même façon que Neruda remontait à l’époque précolombienne, Aimé Césaire écrit, dans un beau rythme ternaire, « Depuis Elam, depuis Akkad, depuis Sumer », remontant ainsi jusqu’à l’Antiquité mésopotamienne.
Cette dimension cosmogonique se retrouve chez Nâzim Hikmet. L’un de ses personnages, nommé Halil, contemple le soleil. Je me permets ici de citer assez longuement les Paysages humains, sans pouvoir, hélas, reproduire la mise en pages particulière du poète, avec ses vers en escaliers qui soulignent l’ampleur du souffle épique :
« Halil regarde le soleil,
il est là,
loin, très haut,
rond
rouge
et terne au-delà de la poussière.
Halil referme la fenêtre,
baisse les paupières.
Dans sa tête le soleil :
une masse de flammes, trois millions de fois deux mille millions de tonnes,
ni bon,
ni mauvais,
ni beau,
ni laid,
ni juste,
ni injuste,
une vie immense
sans bornes,
une puissance de 100 000 CV par mètre carré, ni nuit
ni matin
ni espoir
ni hélas
ni haut
ni bas
des trombes
de gaz
blancs
soufflant à six cent mille kilomètres à l’heure,
atomes à l’état d’ions,
et c’est encore la mort,
et à nouveau la naissance
et à nouveau la plénitude
avec des ruptures
et des bonds
sans début ni fin
et qui ne m’est pas lié
et qui existait avant moi
et qui existera après moi. »
Nâzim Hikmet, Paysages humains, p. 253-254.
Pourquoi nous avons besoin de poèmes épiques
Ces quatre œuvres, telles que Patrick Quillier les a analysées, m’ont convaincu que l’on aurait tort de se priver d’une dimension épique dans la poésie contemporaine, simplement parce que cela serait prétendûment démodé. Cela n’est pas démodé du tout. Les quatre épopées continuent de nous émouvoir, bien longtemps après le contexte des faits qu’elles relatent. Elles nous inscrivent, nous individus solitaires, au sein d’une réalité plus grande que nous, non pas seulement un peuple lui-même limité, mais plus largement une histoire, une humanité, un univers, un cosmos…
Peut-être devriez-vous vous pencher sur : Le Fil nde Pénélope » d’Emmanuel d’Hooghvorst (Editions Beya, Grez-Doiceau 2009). Vous feriez des découvertes étonnantes.
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Merci pour la suggestion !
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