Connaissez-vous Christophe Tarkos ?

Christophe Tarkos est un poète français contemporain, né à Marseille en 1963 et mort à Paris en 2004, à l’âge de 41 ans. Il fait partie des poètes qui « font des trous dans la langue », pour reprendre l’expression d’Eric Loret dans le journal Libération. On le rangera en effet volontiers du côté des « littéralistes », plutôt que du côté des « lyriques ». Présenté comme un « performeur » et un « improvisateur » par Médiapart, il est notamment l’auteur d’intéressants « poèmes carrés » qui peuvent être matière à un travail en classe…

La jubilation de la langue

Le remarquable site Poezibao, spécialisé dans la poésie contemporaine, propose un extrait des Écrits poétiques de Christophe Tarkos qui révèle un travail jubilatoire sur la langue et les mots :

« Ma langue est poétique par toutes ses pores [sic], par tous ses membres, le long de toute sa sublime sensibilité révélée par ses mots magiques, tous ses mots, le moindre de ses mots si beaux, si purs, si musicaux, si heureux, les mots de ma langue sont délicieusement poétiques. « Broute », l’un de ses mots magiques, ma langue recèle d’innombrables mots magiques, et chacun d’eux possède la grâce naturelle d’une joie sonore, ainsi broute est la pousse, est le bourgeon, l’herbe verte, toute l’herbe verte d’où broute se départ et traîne, d’où broute remonte, accroche la racine, remonte de par terre, renaît, retrouve sa forme divine, s’amplifie, résonne […] « 

Christophe Tarkos, Ma langue est poétique in Écrits poétiques, P.O.L., 2008, p. 52,
cité par Poezibao. Voir sur Poezibao la citation en entier.

On remarque d’emblée la longueur des phrases, le plaisir d’accumuler les mots dans une logorrhée jouissive. Il est agréable d’entendre parler de la joie d’écrire, quand tant d’autres poètes se lamentent plutôt sur le caractère insaisissable de la parole recherchée. Dans cet extrait, Christophe Tarkos ose pleinement se dire poète, et qualifier sa parole de sublime, ce qui n’est pas si facile. Alors, certes, cela pourrait passer pour de la forfanterie, mais je crois que c’est surtout un malicieux pied-de-nez à tous ceux qui prennent la poésie trop au sérieux.

Dans ce passage, Christophe Tarkos se délecte aussi du pouvoir démiurgique de la parole. Il lui suffit de dire « broute », du verbe brouter, et voici que tout un monde apparaît, depuis le bourgeon jusqu’à l’herbe verte. Tout un printemps émerge. Et l’on sent bien le plaisir que ressent le poète à ainsi faire surgir les choses des mots. Il n’a pas tort de dire que c’est magique. Le poète est ici une sorte d’apprenti sorcier qui s’amuse de son pouvoir.

Permettez-moi de citer encore un autre passage, trouvé cette fois-ci dans l’article de L’Humanité qu’Alain Nicolas consacrait en 2015 à Christophe Tarkos à l’occasion de la parution de L’Enregistré :

« Poète : bouleur, prononciateur, crieur, improvisateur, déclamateur, grogneur, raconteur, embobineur, collaborateur, enrouleur, présentateur, réembobineur, fabricateur, bruiteur, mesureur, aide-bobineur, règlementeur, récitateur, peseur, articulateur, producteur, mâcheur […] »

Cette définition du poète, on le voit, joue avec les mots et les sons. Elle donne l’impression d’être la récitation d’un dictionnaire des rimes. Les termes de l’énumération, cependant, ne sont pas choisis au hasard. Les vocables sélectionnés par Christophe Tarkos font tous partie d’un champ lexical de la profération sonore, du bruit, ou de l’ingénierie du son, avec ses cassettes qui s’embobinent et se rembobinent. Nous n’étions pas encore à l’ère du numérique, comme le rappelle Alain Nicolas…

La « patmo », pâte-mot

S’il est un vocable associé au nom de Christophe Tarkos, c’est celui de « patmo », ou pâte-mot, sorte de gangue langagière que le poète se plaît à malaxer telle une glaise d’où faire émerger la forme du poème. D’après le site L’influx, Christophe Tarkos se considérait davantage comme un « ouvrier du mot », plutôt que comme un poète.

Le résultat de ce travail est autant oral qu’écrit, et c’est pourquoi le dernier ouvrage posthume de l’auteur inclut un CD et un DVD. A ce propos, on lira avec profit les chroniques de Thibaudat sur Rue89, lequel est plutôt un critique de théâtre que de poésie : cela montre assez l’importance de l’oralité chez Christophe Tarkos. Car le poète proférait ses textes en public, lors de performances qui sont tout autant le poème que le texte imprimé. Et plusieurs mises en scènes posthumes confirment que la poésie de Tarkos mérite d’être portée au théâtre.

Les poèmes carrés de Christophe Tarkos

Pour ma part, j’ai découvert Christophe Tarkos à travers ce que l’on peut appeler ses « poèmes carrés ». Ceux-ci m’ont été présentés par Nathalie Leblanc, conseillère pédagogique, dans le cadre de ses cours à l’ESPE de Nice. Ils ont en effet la forme d’un carré, et leur contenu même évoque le carré. Voyez plutôt :

Citation d’un poème de Christophe Tarkos

On a l’impression que Christophe Tarkos a voulu remplir son carré en répétant la même phrase plus ou moins modifiée dans un jeu de variations. Autrement dit, la lecture du poème confère la sensation que la forme, plutôt que le fond, a été première dans l’élaboration du poème. Christophe Tarkos a tracé un carré, et il l’a rempli de mots, jusqu’à ce que ça soit bien rempli.

Le choix du titre, le simple mot « carré » suivi d’une suite apparemment sans signification de chiffres, montre bien le refus de tout lyrisme. Il ne s’agit pas, ici, d’exalter des sentiments, non plus que de conter un épisode de sa propre existence, ni même de philosopher sur la condition humaine.

Est-ce pourtant simplement un jeu formel ? Le poème paraît moins « gratuit » qu’il n’en a l’air au premier abord. De toutes manières, il serait illusoire de prétendre écrire un poème strictement formel : le sens finit toujours par émerger. Ici, la répétition du « Ça ne débordera pas » suggère implicitement l’angoisse d’un débordement. Il ne faut surtout pas que ça déborde. Le carré est une limite — une prison ? — et outrepasser cette limite semble interdit, proscrit, voire sacrilège. Il faut, à tout prix, rester dans les limites du carré.

Et l’on a du mal à imaginer que ce carré ne soit pas la métaphore de quelque chose, comme par exemple des interdits de la société, des convenances à respecter… Très tôt, enfants, nous avons appris qu’il ne faut pas déborder en coloriant. La norme, la règle, le devoir…

Citons un autre des « poèmes carrés » de Christophe Tarkos :

Citation d’autre poème carré de Christophe Tarkos

C’est ici un autre aspect de la forme carrée qui est convoquée : sa perfection, son caractère ordonné, rangé. Il se dégage ici une certaine satisfaction de cette forme parfaite, mais dans d’autres poèmes carrés, on ressent aussi l’enfermement qu’impose cette forme. Christophe Tarkos multiplie ainsi les variations sur le thème du carré, et cette contrainte formelle finit par accoucher d’une signification. Le carré n’est-il pas le trop parfait, le carcan, l’enfermement, la prison ? Ne peut-on y voir une façon, certes détournée, de rejoindre finalement un discours sur le monde, moins ludique qu’il ne paraît ?

Écrire des poèmes-ronds et des poèmes-triangles

On peut présenter les poèmes de Christophe Tarkos à des enfants, pour voir si cela peut déclencher chez eux des productions poétiques intéressantes. La suggestion de Nathalie Leblanc était très pertinente : de la même façon que Tarkos a écrit des poèmes carrés, pourquoi ne pas écrire des poèmes ronds, des poèmes triangles ? Voilà une activité qui peut plaire à des élèves.

L’intérêt de cette consigne est qu’elle n’enferme pas dans un modèle. Ce n’est pas  « écrire à la manière de », car, soyons sérieux, on ne peut pas demander à des enfants d’égaler un grand poète. Une telle consigne permet à chaque élève de partir de ses propres idées, de ses propres émotions, de ses propres envies, tout en disposant d’une contrainte qui stimule la créativité.

J’ai personnellement conduit cette activité avec des élèves de CE1, de CE2, de CM1, mais aussi de maternelle. Évidemment, je ne m’y suis pas pris de la même manière en fonction de l’âge des élèves. Et j’ose affirmer que quelques menues modifications suffiraient pour que l’on puisse proposer la même séance à des élèves plus âgés, de collège et de lycée, voire à des étudiants d’université.

En maternelle, nous avons travaillé collectivement, chaque élève faisant part de ses idées. J’ai dessiné un grand triangle au tableau et nous avons cherché à quoi cela pouvait nous faire penser. Les élèves de Moyenne et de Grande Sections n’ont eu aucune difficulté à faire des propositions : chapeau pointu, voile de bateau, etc. Même chose avec le rond, qui peut évoquer une bulle de savon, une roue, une bille, un ballon, un œil, etc.

Les élèves devaient ensuite faire des phrases, en utilisant le lexique trouvé, pour parler au rond ou au triangle : « Reste rond comme un ballon » ; « Petit poème, mets-toi en rond ». J’écrivais alors sous la dictée des élèves, sur une feuille de papier colorée précisément découpée dans la forme voulue.

Le résultat a été sympathique car les élèves reprenaient spontanément la même structure de phrase, ce qui a permis d’aboutir à un résultat finalement proche des poèmes répétitifs de Christophe Tarkos. Le poème collectif a été affiché sur les murs de l’école, à côté des poèmes de Christophe Tarkos.

En élémentaire, j’ai procédé à peu près de la même manière. Sauf que là, bien entendu, les élèves avaient chacun leur propre feuille en forme de triangle ou de rond, et qu’ils écrivaient leur propre poème, individuellement, en s’aidant des mots trouvés ensemble au tableau. L’exigence minimale était différente en termes de nombre de phrases à écrire en fonction de l’âge des enfants, mais de nombreux élèves sont allés au-delà de la consigne en écrivant à la fois un poème-triangle et un poème-rond, preuve qu’ils ont été motivés par une telle activité.

Ce va-et-vient entre lecture poétique et production d’écrits donne du sens à la découverte de poèmes variés, et permet aux élèves de s’emparer eux-mêmes du langage pour laisser s’exprimer leur propre créativité. La poésie à l’école peut ainsi revêtir des formes diverses, afin de susciter peut-être davantage d’intérêt que la seule récitation de textes appris par cœur. Non que cette dernière ne soit pas utile et nécessaire, mais il importe de montrer aux élèves que la poésie est une réalité vivante, source de plaisirs et d’enrichissement. Cela peut passer par la rencontre avec des poèmes tels que ceux de Christophe Tarkos.


L’enseignement de la poésie sur ce blog

La poésie contemporaine sur ce blog

Sources

  1. Collectif, Encyclopédie Wikipédia, article « Christophe Tarkos », consulté en octobre 2017 à l’adresse https://fr.wikipedia.org/wiki/Christophe_Tarkos
  2. Eric Loret, « Mort de Christophe Tarkos, héraut de la nouvelle poésie », Libération, article publié le 3 décembre 2004, consulté en ligne en octobre 2017, à l’adresse http://next.liberation.fr/culture/2004/12/03/mort-de-christophe-tarkos-heraut-de-la-nouvelle-poesie_501561
  3. Biographie de Christophe Tarkos sur le site des Editions P.O.L, consultée en octobre 2017 à l’adresse http://www.pol-editeur.com/index.php?spec=auteur&numauteur=316
  4. Demandre, « Christophe Tarkos », Médiapart, présentation du poète publiée en octobre 2017 et consultée en octobre 2017, à l’adresse https://blogs.mediapart.fr/demandre/blog/261010/christophe-tarkos
  5. Florence Trocmé et alii., « Anthologie permanente : Christophe Tarkos », Poezibao, paru en décembre 2008 et consulté en octobre 2017 à l’adresse http://poezibao.typepad.com/poezibao/2008/12/anthologie-permanente-christophe-tarkos.html
  6. Florence Trocmé et alii., « Soirée Christophe Tarkos à Paris », Poezibao, novembre 2008, consulté en octobre 2017, à l’adresse http://poezibao.typepad.com/poezibao/2008/11/soirée-christophe-tarkos-à-paris.html
  7. Florence Trocmé et alii., Présentation du recueil Écrits poétiques de Christophe Tarkos, dans « Poezibao a reçu »Poezibao, paru en décembre 2008 et consulté en octobre 2017, à l’adresse http://poezibao.typepad.com/poezibao/2008/12/poezibao-a-reçu-n-60-dimanche-7-décembre-2008.html
  8. Alain Nicolas, « Tarkos, celui qui « cherchait les emmerdes » avec le mot poème », L’Humanité, avril 2015, consulté en octobre 2017, à l’adresse https://www.humanite.fr/tarkos-celui-qui-cherchait-les-emmerdes-avec-le-mot-poeme-572134
  9. Michel Jarrety (dir.), Dictionnaire de la poésie de Baudelaire à nos jours, article « Nioques », Paris, Puf.
  10. Bibliothèque Municipale de Lyon, « La « pâte-mots » de Christophe Tarkos au théâtre », L’influx, article paru en 2014 et modifié en 2017, consulté en octobre 2017 à l’adresse http://www.linflux.com/2014/la-pate-mots-de-christophe-tarkos-au-theatre/
  11. J.-P. Thibaudat, « Christophe Tarkos, acteur de parole, rétrospective inédite », Rue89, décembre 2014, consulté en octobre 2017, à l’adresse http://tempsreel.nouvelobs.com/rue89/rue89-theatre-et-balagan/20141227.RUE1147/christophe-tarkos-acteur-de-parole-retrospective-inedite.html
  12. J.-P. Thibaudat, « Deux spectacles mettent en lumière la puissance orale des textes de Christophe Tarkos », Rue 89, novembre 2012, consulté en octobre 2017, à l’adresse http://tempsreel.nouvelobs.com/rue89/rue89-theatre-et-balagan/20121125.RUE6574/deux-spectacles-mettent-en-lumiere-la-puissance-orale-des-textes-de-christophe-tarkos.html
  13. Nathalie Leblanc, Cours de didactique du français en Master 2 Enseignement à l’ESPE de Nice, source non publiée.

Image d’en-tête

Portrait de Christophe Tarkos au CRL de Caen, par Charles Pennequin, Wikimedia Commons, https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Christophe_Tarkos.jpg

7 commentaires sur « Connaissez-vous Christophe Tarkos ? »

  1. un peu trop fabriqué pour mon goùt … mais je veux bien qu ‘on me chante :  » t’es plus dans
    l ‘ coup papa t ‘es plus dans l’ coup …mémé !!!!

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