La poésie en couleurs : Jean-Michel Maulpoix

Je viens de découvrir, en naviguant sur le site Arbre à lettres, un poème de Jean-Michel Maulpoix que je ne connaissais pas. Il touche à un aspect important de l’œuvre du poète, puisqu’il y est question de couleurs. Il s’intitule « la couleur du poème ». S’il est impossible de ne pas y voir une allusion aux « Voyelles » de Rimbaud, il évoque aussi certaines pages d’Une histoire de bleu, le plus célèbre recueil du poète. Voici donc le poème…

LA COULEUR DU POÈME

« La couleur du poème dépend de la quantité de lumière
Qui se réverbère en son encre.
Elle change au gré de l’heure, de l’âge et de la langue.

Incolore au commencement, quand il n’est encore qu’une aspiration vague.
D’un blanc de page vide, il tend vers le gris en rêvant son encre prochaine.
Aube indécise sur le papier. Tels brouillards ou fumées qui montent.
C’est pourtant vers le bleu qu’il s’enlève le plus souvent,
Accroissant son ciel et son eau, entrouvrant sur la page une vague idée d’azur.

Noir, si rien ne le tire hors de soi, prisonnier qu’il demeure des signes.
Rouge, quand il accélère, s’enfièvre, circule et bat.
Or d’étincelle ici et là en son ballet de feuilles mortes.
Vert en mai devant l’arbre, blanc de décembre sous la neige,
Mais d’une couleur indistincte quand s’y penche un visage aimé. »

Jean-Michel Maulpoix.
Poème découvert sur le site Arbre à Lettres.

Jean-Michel Maulpoix et la couleur

« Tout ce bleu, en nous »
Ciel (Vanity, Flickr)

Les couleurs sont l’un des motifs principaux de la poésie de Jean-Michel Maulpoix. Le bleu est bien sûr une dominante : le poète lui a consacré son recueil le plus célèbre, Une histoire de bleu, en 1992. Couleur de la mer, du ciel, mais aussi des bleus du corps et de l’âme, couleur du regard des femmes aux yeux noirs, couleur des robes et des rubans d’une femme, le bleu est, en somme, bien plus qu’une couleur.

« S’il n’est point d’âme ni de principe, au moins existe-t-il ce bleu, toujours près de s’entrouvrir dans la grisaille des jours, offert à quiconque et pour rien, telle la paume d’une main vide, et telle une promesse dont chacun doit savoir qu’elle ne sera point tenue. »

(Une histoire de bleu, IV-9, p. 75 dans la rééd. Gallimard)

Autant dire que, en l’absence de toute forme de transcendance, le bleu reste ce qui s’en rapproche le plus. Le bleu n’est pas une couleur comme les autres pour Jean-Michel Maulpoix. Il faut ici rappeler l’importance particulière de cette couleur dans la culture occidentale. Michel Pastoureau a rappelé que, si les hommes préhistoriques ignoraient le bleu, si les Romains lui accordaient si peu d’importance qu’ils ne le nommaient pas de façon précise, le bleu acquit une importance grandissante à partir du Moyen-Âge, comme couleur de la Vierge Marie, puis comme emblème royal. Couleur romantique par excellence, le bleu engendrera le blues, avant de devenir la couleur la plus répandue de nos jeans

Le blanc, le rouge…
Jour de neige, par Alpha du Centaure, flickr, libre de réutilisation

La place accordée par Jean-Michel Maulpoix à la couleur bleue ne doit pas faire oublier l’importance d’autres couleurs sous sa plume, à commencer par le blanc omniprésent dans le sublime recueil Pas sur la neige (2004). Ce recueil paisible et silencieux donne l’impression que les mots sur la page n’oublient pas la blancheur sur laquelle ils s’impriment. Ce blanc n’est pas neutre ou vide : il brille de mille vibrations colorées, à l’instar de la neige sous le pinceau des peintres impressionnistes. C’est un blanc qui a la qualité des silences du prélude Des pas sur la neige de Debussy…

Le rouge a fait une apparition remarquée dans le nuancier de Jean-Michel Maulpoix avec la parution récente de L’hirondelle rouge aux éditions du Mercure de France. Cependant, une lecture attentive des recueils antérieurs montre que le rouge était déjà présent bien avant. C’est la couleur du sang, du cœur, mais aussi celle des lèvres des femmes… Une barque rouge sur la mer, un ballon qui flotte dans le ciel : dès Dans la paume du rêveur (pp. 38 et 56), le rouge a tendance à apparaître comme un point incandescent sur le bleu, comme dans un tableau de Miró.

« J’aime allumer une cigarette au milieu de la mer. C’est un minuscule point rouge sur le bleu. Un point d’incandescence, de grésillement et de chaleur. Il signifie que j’existe: je suis une graine, une pépite d’homme, une parcelle d’âme en larmes, prête à s’agenouiller comme à disparaître. »

(Une histoire de bleu, VII-1, p. 103 dans la réédition Gallimard.)

La référence à Rimbaud

Étienne Carjat [CC BY 2.0 ou Public domain], via Wikimedia Commons

On voit donc que le fait que Jean-Michel Maulpoix ait écrit un poème intitulé « La couleur du poème » n’est pas sans importance. Ce poème, qui n’apparaît dans aucun des recueils principaux du poète, et qui a donc dû être publié en revue ou dans une édition à tirage limité, est profondément associé à l’inspiration d’ensemble de l’œuvre du poète.

Dans ce poème, un intertexte est particulièrement saillant, et c’est, vous l’aurez reconnu, le fameux sonnet des « Voyelles » de Rimbaud. Le fait même de passer en revue les couleurs les unes après les autres suffit à rappeler à la mémoire le célèbre vers « A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu, Voyelles » par lequel le poète ardennais associait à chaque voyelle une couleur. Mais ce sont d’autres correspondances que vise Jean-Michel Maulpoix…

Les régimes du lyrisme

Jean-Michel Maulpoix (Wikipédia)

Comme chez Rimbaud, Jean-Michel Maulpoix associe à chaque couleur une signification symbolique. Mais ce sont les différents régimes du lyrisme que traduit en couleurs le poète. Jean-Michel Maulpoix, défenseur et théoricien du lyrisme, définit en effet la poésie comme une « vitesse de la prose ». Le lyrisme ne revêt donc pas toujours la même couleur…

Le recours à l’énumération dans le vers « Rouge, quand il accélère, s’enfièvre, circule et bat. » procure ainsi une sensation de vitesse tout en évoquant l’image du cœur et du pouls. Dans L’instinct de ciel, Jean-Michel Maulpoix parle de « soudaines poussées de fièvre » (II-4).

Les deux vers suivants associent les couleurs à des saisons : « Or d’étincelle ici et là en son ballet de feuilles mortes. Vert en mai devant l’arbre, blanc de décembre sous la neige ». Le rythme n’est ici plus le même. C’est celui du « ballet », marqué par le balancement binaire « ici et là ». L’étincelle évoque un scintillement fugace, tandis que la blancheur de la neige renvoie à une temporalité plus lente et silencieuse.

Une histoire du poème en train de s’écrire

La succession des couleurs dans le poème dessine ainsi une histoire du poème en train de s’écrire.

  • Le poème est d’abord incolore quand il est encore flou dans l’esprit du poète.
  • Il devient ensuite blanc, couleur de la page encore vierge.
  • Le gris marque la genèse progressive du poème, qui s’extrait peu à peu des brouillards ou fumées » de l’aube jusqu’à acquérir une forme. L’adjectif « indécise » montre que le poème n’a pas encore des contours bien définis. Le gris est la couleur du « rêve ». Il traduit l’état embryonnaire, encore « mal dégrossi », du poème.
  • Le bleu dessine une envolée. Il ne s’agit pas du bleu de l’encre, mais bien du bleu du « ciel » et de « l’eau ». L’expression « il s’enlève » montre que le poète n’évoque plus la réalité terre-à-terre de l’écriture, mais bien l’aspiration lyrique vers un idéal, « une vague idée d’azur ».
  • Il faut ici rappeler que l’azur évoque un très célèbre poème de Mallarmé, où cette couleur représente l’idéal convoité par le poète. Certes, ici, il n’y a d’azur qu’une « vague idée » : cette expression atténue ce que l’azur suggère d’infini.
  • Le noir, qui peut faire penser à la couleur de l’encre, des « signes », est traditionnellement perçu de façon négative. Cette couleur, ou plutôt cette absence de couleur, traduit ici l’échec de l’inspiration, le vide (« rien ») et l’enfermement (« prisonnier »).
  • Le rouge, l’or, le vert et le blanc représentent des états successifs du poème, capable d’évoquer des émotions différentes, de l’emportement fiévreux suggéré par le rouge à la sérénité calme de la neige. S’accordant à la couleur des saisons, le poème se met au diapason de la nature.
  • La conjonction « mais » détache le dernier vers où il est question d’une « couleur indistincte ». Cette impossibilité de nommer précisément la couleur renvoie au caractère indicible du sentiment amoureux évoqué. Le poème peut décrire ce qui ne se laisse pas peindre, ce qui ne se voit pas. La proposition circonstancielle « quand s’y penche un visage aimé » semble désigner un échange de regards amoureux, mais fait aussi référence à la posture du poète en train d’écrire, « visage aimé » qui affectionne son poème et qui est effectivement penché au-dessus de lui. Terminer par une « couleur indistincte » permet aussi de faire écho à la couleur « incolore » du commencement, comme en une sorte de boucle.

*

Le poème est ainsi le reflet d’une certaine « quantité de lumière ». Quelle est cette lumière « qui se réverbère en son encre » ? Est-ce la lueur du moment, changeante selon l’humeur et les jours ? Peut-on aussi y voir l’idée que le poème serait habité par une lumière inspiratrice ? Notons l’absence du pronom « je », et de toute marque de première personne, dans le poème : on a l’impression que le poème s’écrit presque tout seul, qu’il est doté d’une vie propre. Il n’est pas objet mais bien sujet. Le poème est ainsi un petit miracle de couleur et de lumière, qui, d’incolore, passe par toute une série de nuances avant d’atteindre cette « couleur indistincte » de l’indicible et de l’amour.

7 commentaires sur « La poésie en couleurs : Jean-Michel Maulpoix »

    1. Merci pour votre commentaire. Oui, je connais votre index qui est bien pratique. Merci d’aider ainsi à faire connaître la poésie contemporaine. Je vous souhaite également un bon week-end.

      Aimé par 1 personne

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