L’embrouillamini de l’apposition

La notion grammaticale d’apposition ne paraît pas, à première vue, poser problème, et pourtant, des difficultés surgissent qui tiennent surtout, à mon sens, d’une différence entre ce que l’on apprend (du moins ce que j’ai appris) dans les cycles primaire et secondaire, et ce que l’on enseigne à l’université. Quelques explications.

1. Ce que j’ai appris à l’école : l’adjectif apposé

La première fois où j’ai entendu parler d’apposition, c’était pour parler des adjectifs apposés, qui se distinguent des épithètes en ce qu’ils sont encadrés par des virgules. Un exemple vaut mieux que cent discours :

(1) Mon frère, fatigué, perdit patience.

Cet adjectif, ou ce groupe adjectival, placé entre virgules, jouit ainsi d’une liberté plus grande que celle de l’adjectif épithète, davantage lié au nom qu’il qualifie. On observe ainsi la possibilité de placer ce groupe en plusieurs endroits :

(2) Fatigué, mon frère perdit patience.
(3) Mon frère perdit patience, fatigué.

Dans ma tête, tout était clair : les adjectifs qualificatifs sont susceptibles d’être soit épithètes, soit attributs, soit apposés. Or, à l’Université, on préfère parler dans ce cas d’épithète détachée, expression que je n’avais jamais entendue auparavant dans mon cursus scolaire. On notera cependant que la Grammaire méthodique du français traite de l’épithète détachée dans un paragraphe concernant « les constructions attributives détachées » : il y a donc bien un lien entre épithète détachée et apposition.

Certains grammairiens contestent cependant que l’on parle d’apposition lorsqu’il s’agit d’adjectifs, et préfèrent pour cette raison parler d’épithète détachée. C’est le cas par exemple de Grevisse. En effet, un adjectif ne peut être coréférent à un nom, et ce n’est que de façon récente (depuis le XIXe siècle) que l’on parle d’apposition à propos d’adjectifs. Selon Véronique Magri, cependant, la distinction entre substantif et adjectif est elle-même quelque peu artificielle. Il suffit donc de savoir que certains parlent d’adjectifs apposés quand d’autres préfèrent les considérer comme détachés.

2. L’apposition étymologique

Certains utilisent le terme d’apposition en référence à ce qu’il était en grammaire latine. En latin, pour dire « la ville de Rome », on disait urbs Roma. Autrement dit, on mettait deux noms l’un à côté de l’autre : ils étaient donc apposés, du latin ad-positio, « position à côté de ».

Du coup, certains affirment qu’il en est de même en français, et que le groupe « de Rome » est apposé au nom « la ville ». Cette affirmation peut se justifier par le fait que, lorsqu’on dit « la ville de Rome », les mots « ville » et « Rome » renvoient à la même réalité : le groupe « de Rome » ne serait pas un simple complément d’informations, donc pas un complément du nom, mais une apposition.

Alors moi, je veux bien, mais ça me chiffonne quand même un peu. En effet, à la différence du latin, il y a en français ce morphème « de » qui fait que, précisément, « la ville » et « Rome » ne sont pas placés l’un à côté de l’autre. Il n’y a pas de détachement entre virgules. C’est, me semble-t-il, faire un calque du latin que de vouloir faire de « la ville de Rome » une apposition.

De fait, Véronique Magri, professeur de langue française à l’Université de Nice, explique qu’il vaut mieux traiter des occurrences telles que « La ville de Paris » comme des « compléments du nom » ou des « noms épithètes en construction directe ou indirecte ».

On distinguera bien entendu cet exemple et le suivant, qui, lui, constitue bien une apposition :

(4) Cette ville merveilleuse, Paris, m’impressionnera toujours.

Ici, on a bien le détachement et l’apport d’une information nouvelle (la ville s’appelle Paris) à partir d’un support premier.

Précision supplémentaire

Des expressions telles que « La ville de Paris » font penser aux exemples suivants :

(5) Ce coquin de valet est parti.
(6) Ce vieux fou de Maurice t’a encore raconté des sottises.

Il faut distinguer l’exemple (5) d’une variante qui serait clairement appositive :

(5b) « Ce valet, un sacré coquin, est parti ».

  • Dans l’exemple (5b), on a le détachement entre virgules, la coréférence entre « valet » et « coquin », et le fait que le groupe détaché apporte une information nouvelle, donc constitue bien un apport par rapport à un support : c’est donc bien une apposition.
  • Dans l’exemple (5) en revanche, parler d’apposition est gênant puisqu’il n’y a pas de détachement, et « coquin » appartient au présupposé, ce n’est pas une information nouvelle. Parler de complément du nom est tout aussi gênant puisque les deux termes sont coréférents. Certains grammairiens parlent cependant d’apposition.

3. Une notion aux contours mal définis

Il apparaît en somme que, si la notion d’apposition pose problème, c’est avant tout parce que les grammairiens eux-mêmes ne sont pas parfaitement d’accord sur ce que doit ou non recouvrir la notion. Ainsi, certains intégreront l’adjectif épithète détaché dans l’apposition, et pas d’autres. De même, certains accepteront et d’autres rejetteront des exemples tels que « La ville de Paris » ou « ce vieux fou de Maurice ». Finalement, ce qui importe avant tout, c’est d’être capable de justifier ses propres interprétations.

Afin de mettre de l’ordre dans des réalités complexes, j’emprunterai à un cours d’Anna Jaubert, professeur émérite à l’Université de Nice, un relevé de six cas de figure pouvant être traités dans le cadre d’une réflexion sur l’apposition, puis je me servirai d’un cours de Véronique Magri pour définir les critères permettant de définir l’apposition.

Six cas de figure
  • 1. Le roi Louis XIV ; mon ami Pierrot ; le romancier Balzac ; mon ami le gitan

→ On a une relation d’identité entre deux termes, deux substantifs, qui désignent la même réalité. La juxtaposition est immédiate : pas de virgule, pas de mot de liaison.

  • 2. Un discours fleuve ; un employé modèle ; le style rococo

→ Ici aussi, nous avons deux substantifs qui se suivent, mais cette fois-ci, la relation n’est pas la même. Le deuxième substantifs a plutôt une valeur qualificative. Quand je dis « Un discours fleuve », je veux parler d’un très long discours. Quand je dis « Un employé modèle », je veux parler d’un employé au comportement exemplaire.

  • 3. La ville de Paris ; la cité de Lyon ; le mois de janvier

→ Ici aussi, nous avons deux substantifs qui se suivent, mais cette fois-ci, ils sont reliés par un mot de liaison, un « de » qui n’est pas supprimable. Certains grammairiens parlent d’apposition, en lien avec le sens latin de cette notion, d’autres préfèrent renoncer à cette appellation. Toujours est-il qu’il ne s’agit pas d’un complément du nom standard, puisque les deux termes rapprochés renvoient à la même réalité (contrairement à « le cahier de Paul », par exemple).

  • 4. Le mot d’analogie ; le terme de tolérance

→ Comme dans l’exemple précédent, nous avons ici deux substantifs rapprochés par « de », et qui renvoient à la même réalité. Cependant, ici, le « de » est supprimable. On peut dire : Le mot « analogie » est employé fort à propos.

  • 5. Ce fripon de valet ; mon imbécile de frère ; cet amour d’enfant

→ Un point commun avec les exemples précédents est le rapprochement de deux substantifs coréférents par l’intermédiaire de la préposition « de ». Il y a cependant une différence, qui est le fait que l’élément second apparaît en premier. Je m’explique : « ce fripon de valet » se transforme plus aisément en « ce valet est un fripon » qu’en « ce fripon est un valet ». C’est pourquoi l’on parle, selon Anna Jaubert, d’attribution indirecte inverse.

  • 6a. « Le préfet, un véritable colosse, sortit de la voiture. »
    6b. « J’ai vu sortir de la voiture le préfet, un colosse. »

    6c. « Il n’osa pas tenir tête au préfet, un colosse. »

→ Ici encore, deux substantifs (« préfet » et « colosse ») désignent la même personne. Mais cette fois-ci, ils ne sont pas reliés par l’intermédiaire de la préposition « de » : ils sont simplement séparés par des virgules. Le groupe apposé est ici un groupe détaché, comme si le locuteur reformulait pour ajouter une information supplémentaire, comme si l’apposition consistait en une sorte de parenthèse. Les exemples 6b et 6c permettent de montrer que ce ne sont pas seulement des groupes sujets qui sont susceptibles d’être étendus par des appositions.

A ces six cas de figure, j’ai envie d’ajouter un septième :

  • 7a. « Le préfet, inquiété par la mauvaise nouvelle, marcha plus lentement. »
    7b. « Les fleurs, fanées, durent être jetées. »

→ Il s’agit ici de l’apposition adjectivale, contestée par certains grammairiens qui préfèrent parler, comme je le disais, d’épithète détachée. On notera que dans l’exemple 7a, on a un groupe adjectival long de plusieurs mots, déplaçable et supprimable, ce qui montre peut-être de façon plus nette la proximité de cette construction avec le complément circonstanciel, que dans l’exemple 7b où elle n’est pas moins présente, mais peut-être moins visible.

Mon opinion personnelle sur le sujet est que, si l’on voulait que les choses fussent absolument claires, il faudrait que ces sept cas de figure reçussent des noms différents, car il apparaît clairement, à mon sens, que la situation est à chaque fois légèrement différente, et que cela explique sans doute l’embarras de bien des étudiants face à la notion d’apposition.

Les critères de l’apposition

Je terminerai donc en empruntant à un cours de Véronique Magri, professeur de langue française à l’Université de Nice, une liste de critères permettant de circonscrire la notion d’apposition :

  • Un premier critère est la coréférence entre les deux termes rapprochés, qui doivent désigner la même réalité. Ce critère ne marche pas toujours, prévient Véronique Magri. Certains préfèrent parler de « terme apport » et de « terme support ».
  • Une prédication seconde : l’élément apposé est juxtaposé à une prédication première, intervenant comme une sorte de parenthèse. Je pense que cela fonctionne surtout avec les groupes détachés (encadrés de virgules).
  • Le détachement : un critère est le détachement matérialisé par une pause graphique. J’ajoute qu’en retenant ce critère, l’on exclut bien entendu les exemples du type « La ville de Paris ».
  • La relative mobilité du terme apposé ne concerne, là encore, à mon sens, que les appositions détachées, encadrées par des virgules. Cette mobilité est relative car « Jean, mon frère » n’est pas la même chose que « Mon frère, Jean » : on inverserait alors terme apport et terme support.

Conclusion

Il y avait encore beaucoup à dire. Plutôt que de proposer une information plus complète, j’ai préféré pointer l’origine de la difficulté, que je pense être la coexistence d’interprétations également valables quoique incompatibles entre elles. Je voudrais terminer en remerciant mes professeurs, dont les cours passionnants ont stimulé mon intérêt déjà grand pour l’analyse grammaticale. Ce sont précisément les situations complexes, où plusieurs interprétations peuvent être défendues, qui font, pour moi, l’intérêt de la grammaire. Là où il n’y a pas de difficulté, il n’y a pas de défi.


Sources

Pour rédiger cet article, je me suis servi des notes de cours que j’avais prises lorsque j’étais étudiant, et j’ai également relu les pages 353 et suivantes de la Grammaire méthodique du français (Paris, Puf, coll. « Quadrige manuels », réédition 2009 à couverture verte).

26 commentaires sur « L’embrouillamini de l’apposition »

    1. Bonjour, je vous remercie d’avoir ainsi relayé mon article. J’ai adoré votre article de pédagogie autour d’Ulysse, car j’ai moi-même l’intention d’aborder l’Iliade et l’Odyssée avec mes futurs élèves de CE1/CM1, avec des textes appropriés à leur niveau bien sûr, en reprenant un travail que j’avais déjà fait en CE1/CE2.

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  1. Je viens de recevoir ces informations via Facebook de la part de Frank Neveu, professeur de linguistique française en Sorbonne et directeur de l’Institut de Linguistique Française, et je l’en remercie chaleureusement :

    Bonjour comme spécialiste de la question je me permets de vous renvoyer à l’article « Apposition » de mon dictionnaire des Sciences du langage (Colin 2004 et 2011) et pour des informations plus complètes le numéro de Langue française (2000) sur le sujet ainsi que chez Champion mon ouvrage Études sur l’apposition. Vous trouerez dans ces textes les réponses qui font défaut dans les manuels que vous mentionnez.

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  2. Bravo et chapeau bas d’avoir ainsi circonscrit les limites de cette notion problématique, et d’avoir exposé clairement de de façon synthétique les cas-limites.

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    1. Merci ! Après, pour aller plus loin, il faudrait aller voir les travaux de Franck Neveu, mais là ça dépassait le cadre de ce que je pouvais faire dans un article de blog.

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      1. oui, et les théories Guillaumiennes sur le substantif.
        Mais sincèrement, avec ton article, il me semble que c amplement suffisant pour l’agreg de lettres (effectivement peut-être pas pour une agreg de grammaire)

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  3. En parlant de ça, je conçois que pour « la ville de Rome » on puisse parler de co-référence et que l’apposition, héritée du latin, soit légitime puisque « urbs » seul, en latin, désignait justement Rome.
    En revanche, quand on dit « la ville de Paris », je n’ai jamais vraiment saisi pourquoi on parle d’apposition. « La ville » seul peut désigner n’importe quelle ville, pas forcément Paris, et pour moi, ça tient vraiment plus du complément du nom. La seule chose que je peux concéder comme différent du CDN est le fait qu’on puisse supprimer « la ville » et ne garder que Paris…

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  4. je n’ai pas lu tout ce qui précède, je vais m’y atteler, mais il semblerait bien (selon ma prof de grammaire qui a l’air d’être à la page) que la nouvelle tendance (enfin, c’est plutôt le retour d’une tendance ayant eu son heure) que le critère premier ne soit plus la co-référence mais à nouveau le détachement, pour définir l’apposition. Ce qui élargit à nouveau son périmètre au-delà du statut unique de GN….

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    1. ça y est j’ai enfin lu. J’arrive à la même question que toi Bérengère, dès lors que le détachement est LE critère, quid de la « ville de Paris ». Je viens de la pose par mail à ma prof, la vaillante Violaine Géraud qui semble être plutôt une référence. Dès que j’ai des éléments je reviens vers vous.

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      1. Le problème ici c’est qu’on mélange linguistique et grammaire. On peut poser la question d’un pdv linguistique, mais l’enseignement de la grammaire est avant tout l’enseignement d’une norme. Alors, on peut éventuellement ouvrir le débat lors du concours, mais je garderais quand même, pour l’heure, la notion de co-référence.

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