Quand on vous dit « philosophie », vous pensez sans doute à la classe de terminale. C’est en effet au seuil de l’âge adulte, à l’âge du droit de vote et du permis de conduire, que le législateur a jugé, non sans raison, qu’il était le plus pertinent d’initier les élèves à la réflexion philosophique. Cependant, désormais, la philosophie s’invite aussi à l’école…
L’école s’empare de la philosophie

Les programmes officiels parlent de « discussion à visée philosophique ». L’expression est un peu longue, mais au moins elle indique bien qu’il ne s’agit pas de faire croire que l’on pourrait s’improviser philosophe sans préparation ni méthode. Ce n’est, au fond, pas réellement de la philosophie, mais bien plutôt une finalité philosophique dont se dotent certains enseignements. Et ce, de la maternelle au CM2…
Mais qu’est-ce, exactement, qu’une « discussion à visée philosophique » ? En quoi cela consiste-t-il ? À quoi cela sert-il au juste ? Pour quoi faire ? Et surtout, comment mettre en place de telles séances ? Pour répondre à toutes ces questions, je m’appuierai essentiellement sur une conférence à laquelle j’ai eu la chance d’assister, prononcée en 2016 par Valérie Glaive, conseillère pédagogique de la circonscription de Grasse, dans les Alpes-Maritimes. J’ai été très intéressé par cette conférence et c’est pourquoi je me propose de vous dire ce que j’en ai retenu.
La discussion philosophique, pour quoi faire ?
Si la mention de « discussion à visée philosophique » n’apparaît que depuis dans les nouveaux programmes entrés en vigueur à la rentrée de 2016, la préoccupation de faire débattre les élèves est, elle, plus ancienne. Valérie Glaive rappelait que les programmes de 2002 préconisaient déjà le débat, le vivre ensemble, et que ceux de 2008 incitaient à débattre pour développer le langage oral.

La philo à l’école s’inscrit donc dans le champ de l’éducation civique et morale, laquelle peut prendre, à certains moments de l’année, la forme d’une initiation au débat philosophique. Débattre philosophiquement, cela sert donc à former le citoyen de demain.
Mais il y a aussi des enjeux langagiers : les élèves acquièrent, par le débat à visée philosophique, une meilleure maîtrise de l’oral, une capacité à prendre la parole en public, à développer des arguments cohérents, à interagir respectueusement.
On n’oubliera pas l’intérêt psychologique de ces débats à travers lesquels les élèves prennent confiance en leur propre capacité de penser. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle, selon Valérie Glaive, les débats à visée philosophique sont souvent employés dans l’éducation spécialisée (ULIS, SEGPA, etc.).
Il y a enfin un enjeu cognitif, puisqu’il s’agit d’apprendre à se remettre en question, à revenir sur des certitudes. Pour reprendre la formulation de Valérie Glaive, il s’agit de « penser ce que l’on dit plutôt que de dire ce que l’on pense ».
La discussion philosophique, ça ressemble à quoi ?
Selon le Ministère de l’Éducation Nationale, la discussion à visée philosophique ne doit pas être confondue avec d’autres pratiques voisines telles que le « conseil de vie de classe » ou encore « l’espace de parole pour se dire ». En somme, pour être véritablement fondé à parler de philosophie, il faut que l’objectif soit d’aboutir à quelque chose d’universel, de conceptuel, au-delà des situations particulières vécues par les uns ou les autres (même si, bien entendu, ce vécu constitue un excellent point de départ).
Selon Valérie Glaive, il existe différents courants qui ne conçoivent pas tout à fait la discussion à visée philosophique de la même manière : certains insistent sur l’aspect psychologique (se construire comme sujet pensant), d’autres mettent l’accent sur les enjeux civiques et citoyens, d’autres encore sont des didacticiens de la philosophie. Et il y a aussi ceux qui combinent différents courants.
- Pour le pédagogue américain Matthew Lipman, il s’agit avant tout de développer la pensée critique et créative ainsi que la logique. À l’issue de la lecture par le maître d’un livre, une question est posée, qui ne possède pas de réponse unique inscrite dans le texte, et qui offre matière à débat.
- Pour Jacques Lévine, le but est de permettre aux enfants de se construire comme sujet, de leur permettre de s’autoriser à penser. Dans un premier temps, les élèves prennent successivement la parole, phase pendant laquelle le maître n’intervient que pour garantir le respect des règles. Ensuite, les élèves écoutent l’enregistrement de leur débat, et c’est à ce moment-là que l’enseignant développe.
- Michel Tozzi, qui se pose en didacticien du « philosopher », a pour objectif d’articuler un cadre de discussion démocratique et des exigences intellectuelles en matière de problématisation et de conceptualisation. Les élèves, qui forment une communauté de recherche, se répartissent des rôles : un observateur, un distributeur de parole… Le rôle de l’enseignant est de relancer le débat, sans intervenir directement. Le point de départ peut être la mythologie, la littérature, ou encore puisé dans une « boîte à questions ».
- La place de l’enseignant est au contraire beaucoup plus centrale dans l’optique d’Oscar Brénifier, docteur en philosophie. À partir d’un questionnement initial, il mène un entretien philosophique avec le groupe, selon une méthode maïeutique. Son site Internet propose d’intéressantes ressources.
S’il existe donc différentes écoles, celles-ci ont en commun leur intention de faire apprendre aux élèves à penser par le doute, en quête d’un certain universalisme. Les questions importent davantage que les réponses, et l’oral possède une place centrale. C’est un travail de groupe, où l’on réfléchit ensemble. Valérie Glaive insiste également sur la nécessité d’établir un cadre offrant une sécurité affective suffisante pour que les élèves parviennent à s’exprimer librement.
Quelle mise en place ?
- Quels point de départ ? On peut partir d’un album de littérature jeunesse, d’un mythe antique, d’un questionnement général, d’un dilemme moral, d’une boîte à questions.
- Quelle forme pour le débat ? Certains parlent d’ « atelier de classe coopérative », où les questions à traiter sont choisies par vote. Une question est traitée sur deux séances. Valérie Glaive a également évoqué un exemple où les élèves commençaient par réfléchir individuellement à l’écrit avant le débat oral collectif.
- Quelles règles instaurer ? Elles peuvent se négocier collectivement. Il importe que les élèves respectent le tour de parole ainsi que les opinions des autres. On peut attribuer des rôles tels que président de séance, secrétaire, modérateur, reformulateur, observants, discutants…
- Quels thèmes aborder ? On peut partir de thèmes en lien avec la vie de classe. Le lien avec le vécu sera d’autant plus fort que les enfants sont jeunes (ainsi en maternelle). Il peut être utile d’instaurer un débat initialement non prévu à partir de ce que racontent les élèves (« mon hamster est mort ») ou de conflits de classe (« Que pensez-vous du respect ? »). On peut associer deux concepts (« la guerre et la paix »). On privilégiera des questions en « Que pensez-vous de ? » plutôt que « Qu’est-ce que? ».
- Quels supports ? Il existe désormais une grande quantité d’ouvrages de « philo » destinés à la jeunesse. En particulier, des albums consacrés à des mythes, tel celui de la caverne…
- Quels écrits ? On peut se passer d’écrit, mais aussi vouloir que les enfants rédigent ce qu’ils ont retenu, individuellement ou collectivement (affichages). Certains utilisent des « carnets philo » pour servir de recueil personnel (avant, pendant, après la séance) ou un « journal du petit philosophe »…
Pour conclure
J’ai trouvé que cette conférence était passionnante. Je pense qu’il est très riche et très porteur que les enfants des écoles s’initient un tant soit peu à l’effort de réflexion, de logique, de conceptualisation qu’implique la pensée philosophique. Certains philosophes jugent qu’il n’est pas tout à fait légitime de parler de philosophie à l’endroit de ces pratiques destinées à de jeunes élèves. Sans doute ont-ils raison, et c’est bien pourquoi l’expression officielle ne parle pas de philosophie mais de « visée philosophique ».
La mise en place de telles discussions à visée philosophique n’a rien d’évident. Il faut probablement plusieurs séances avant que les élèves ne parviennent réellement à débattre de façon constructive et suffisamment universelle. Je pense qu’il faut s’attendre à ce que cela ne marche pas du premier coup, et persévérer malgré tout. Certains élèves éprouveront de grandes difficultés à n’intervenir que lorsque leur tour est venu. D’autres au contraire n’oseront pas, au départ, intervenir. La mise en retrait de l’enseignant n’est sans doute possible que de façon progressive.
Sans doute convient-il de commencer de façon modeste. En particulier, en ce qui concerne la durée des séances. Dans la mesure où un grand nombre d’élèves aura sans doute du mal à demeurer longtemps dans une posture d’écoute active, les premières séances pourront ne durer que quelques minutes. On est bien loin de l’idée que l’on se fait au premier abord d’un véritable débat ! Mais, comme disent les Italiens, chi va piano va sano…
Essentielle… comme la méditation…
à l’école… mais aussi en famille, en ateliers extérieurs…
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Merci pour ce commentaire !
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Super ! D’autant plus qu’une des marques de fabrique des dictatures est notamment de supprimer l’enseignement de la philosophie a l’école (je parle enseignement primaire et secondaire qui vise a enseigner au plus grand nombre). Aux Etats-Unis notamment il n’y a absolument pas d’enseignement de philosophie — pas meme au lycée pas meme en terminale… Il y a des endroits ou on ne veut absolument pas developper le doute et l’esprit critique n’est-ce pas. On voit le résultat avec les « trumperies » et le fait meme qu’un gars pareil ait été élu. Alors tout ce qui favorise la reflexion critique est essentiel pour une société saine et libre.
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Merci pour votre commentaire.
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