Rumeur, nuages et brouillards

Je n’avais encore rien lu d’Emmanuel Hocquard, poète français né en 1940. Et puis, lors de mon dernier passage à la bibliothèque, j’ai été séduit par le titre de Des nuages & des brouillards. Je l’ai emprunté, je l’ai lu : voici ce que j’en ai pensé.

D’après mes souvenirs de cours et de lectures, Emmanuel Hocquard fait partie de la famille des « littéralistes », c’est-à-dire des anti-lyriques, comme Anne-Marie Albiach, Claude Royet-Journoud ou encore Jean-Marie Gleize.

Pourtant, dans Des nuages & des brouillards, paru en 1985 aux éditions « Spectres Familiers », cet anti-lyrisme ne se voit pas tant que ça. Ou plutôt si : on voit bien que le « je » n’y occupe pas une place centrale, mais après tout c’est aussi le cas de maints recueils de poètes lyriques. Disons que ce n’est pas férocement anti-lyrique.

La forme adoptée ne se veut pas totalement en rupture avec tout ce qu’il existait auparavant, puisqu’il s’agit de prose. De petits paragraphes de prose, qu’on pourrait appeler des fragments.

Ces fragments parlent de rumeur, d’anecdotes à propos de rumeurs, mais aussi et surtout du mot « rumeur » lui-même. Cette dimension métalinguistique est fréquente dans la poésie contemporaine, souvent autoréflexive.

« À tout autre nom de bruit dans la langue correspond un verbe. C’est pratique. Quand il y a un verbe, il y a un sujet. Mais à rumeur ne correspond pas de verbe. C’est habile. Car quand il n’y a pas de verbe, il n’y a pas de sujet non plus. La rumeur est insaisissable. » (p. 14-15)

L’ouvrage est donc essentiellement une réflexion, la traduction d’une pensée concernant le thème de la rumeur. S’il s’agit bien d’un livre de poésie, et non d’un essai philosophique, c’est en raison du caractère discontinu de la pensée, qui s’exprime par fragments, par petites touches, par citations (dont Faulkner, Lucrèce…). Ce n’est pas un exposé, mais un mouvement libre de la pensée.

Je trouve la fin du livre, les derniers fragments, beaucoup plus poétiques, comme si les précédents, en quelque sorte, « préparaient » ces derniers :

« La rumeur des livres est dans ce remous. Circulation des traces, d’un lecteur à l’autre. Une morsure réitérée. Un remords.

Pour celui qui est dans la rumeur des fables, la rumeur du monde est un fablier. Un recueil de légendes. Pour celui qui est dans la rumeur du monde, la rumeur des livres est du vent.

Celui qui écrit a une oreille dans la rumeur du monde et une oreille dans la rumeur des livres. Sa tête est pleine d’échos et de songes creux. En écrivant, il cherche le silence. Il porte seulement sa part de vent au moulin des rumeurs.

Celui qui lit est dans le brouillard. Il se guide sur des échos. Il prend des vessies pour des lanternes.

Celui qui lit a un œil sur le monde et un œil sur la fable. Il n’y voit que du bleu. Son œil est une oreille qui recueille le bruit de l’océan dans un coquillage vide.

N’entendez-vous pas la rumeur d’autres voix dans ma voix ? »

Il me fallait citer un peu longuement ce passage, afin que l’on se rende bien compte que le discours, initialement neutre et réflexif, chargé de définir le mot « rumeur », devient bien ici un discours poétique.

On note ici des jeux de répétitions et d’oppositions (le monde, la fable ; celui qui écrit, celui qui lit), là, une métaphore (« Son œil est une oreille »), là encore, une adresse au lecteur (« N’entendez-vous pas »), et pour finir l’irruption de la première personne (« ma voix »).

C’est qu’en cette fin d’ouvrage, le poète atteint quelque chose d’essentiel : il n’est plus question de la rumeur en général, simple bruit qui court et se déforme en enflant, mais de cette sorte de rumeur particulière qui est celle des livres.

Les périphrases « celui qui écrit » et « celui qui lit » unissent l’écrivain et le lecteur par le parallélisme de construction. Celui qui écrit et celui qui lit ne se rencontrent pas, et pourtant ils se parlent…

Et dans la voix de l’auteur résonnent d’autres voix : « le texte est un tissu de citations »… Il me semble que cette évocation d’échos lointains a quelque chose d’éminemment poétique…

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3 commentaires sur « Rumeur, nuages et brouillards »

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