Ce qu’il y a de bien avec les poètes du XIXe siècle, c’est que leur œuvre, « tombée » (comme on dit) dans le domaine public, est aisément accessible sur Internet. C’est l’occasion de vous faire découvrir quelques poètes moins célèbres que les Baudelaire, Rimbaud ou Verlaine, mais qui, cependant, ont publié de beaux poèmes. Je commence aujourd’hui avec Charles Cros, et le poème liminaire du Coffret de santal.
« La vie idéale
Une salle avec du feu, des bougies,
Des soupers toujours servis, des guitares,
Des fleurets, des fleurs, tous les tabacs rares,
Où l’on causerait pourtant sans orgies.Au printemps lilas, roses et muguets,
En été jasmins, œillets et tilleuls
Rempliraient la nuit du grand parc où, seuls
Parfois, les rêveurs fuiraient les bruits gais.Les hommes seraient tous de bonne race,
Dompteurs familiers des Muses hautaines,
Et les femmes, sans cancans et sans haines,
Illumineraient les soirs de leur grâce.Et l’on songerait, parmi ces parfums
De bras, d’éventails, de fleurs, de peignoirs,
De fins cheveux blonds, de lourds cheveux noirs,
Aux pays lointains, aux siècles défunts. »
(Source : Wikisource)
La première strophe est une phrase nominale, ou plutôt averbale : il n’y a pas de verbe principal conjugué (la forme verbale « causerait » appartient à une subordonnée relative). Il s’agit d’une énumération. Ce choix n’est pas gratuit, puisqu’il souligne l’abondance de ce buffet de fête. A une époque où l’on ne s’éclairait pas encore à l’électricité, la mention du « feu » et des « bougies » montre que l’on n’a pas lésiné sur la dépense pour illuminer la pièce. A ce propos, on notera que la bougie est plus luxueuse que la chandelle. La précision « toujours servis » va dans le même sens : on ne manque de rien. Banquet, musique, « tabacs rares » : tout signale l’abondance et le luxe. Mais un luxe innocent, « sans orgies », ce qui ne va pas de soi puisque Charles Cros lui-même utilise l’adverbe « pourtant ». Il ne s’agit donc pas d’un banquet comme les autres…
Dans la deuxième strophe, c’est par un double rythme ternaire que s’inscrivent les fleurs. La mention de six noms de fleurs différents traduit le raffinement avec lequel est décoré le « grand parc ». Là encore, il s’agit d’annoncer leur abondance et leur harmonie. Le verbe « rempliraient la nuit » donne l’impression que ces fleurs parviennent à éclipser l’obscurité nocturne, comme si elles imposaient leurs couleurs à la nuit.
Le contre-rejet du mot « seuls » met en valeur ce mot qui marque la différence spécifique des « rêveurs ». La fin de la deuxième strophe prépare donc la suite, où il est question des « dompteurs familiers des Muses hautaines ». Cette périphrase désigne bien sûr les artistes et en particulier les poètes. A propos du mot « dompteurs », on notera qu’on ne prononce pas, en principe, le /p/, et que, pour la bonne harmonie du vers, on préférera dire [dɔ̃tœʁ]. Bref, ces soirées idéales réunissent des hommes de qualité et des femmes gracieuses.
Dans la dernière strophe, le verbe « songerait » fait écho aux « rêveurs » rencontrés plus haut. La vie idéale, pour Charles Cros, est une existence qui offre le loisir de rêver. Il ne s’agit pas, bien entendu, de sommeil, mais bien de cette faculté d’imagination qu’ont les poètes, et qui ne peut s’épanouir dans les contraintes d’une vie excessivement laborieuse. L’énumération des parfums définit ce contexte favorable à la rêverie. L’odorat n’est-il pas, parmi nos sens, celui qui laisse le plus de part à l’imagination, puisque les odeurs sont invisibles et qu’il faut en deviner la source ?
Et de quels parfums s’agit-il ? « De bras, d’éventails, de fleurs, de peignoirs, / De fins cheveux blonds, de lourds cheveux noirs » Les détails de cette énumération semblent pouvoir se lire comme autant de métonymies renvoyant au corps féminin, source de bien des fantasmes masculins.
Et à quoi rêve-t-on ? « Aux pays lointains, aux siècles défunts« . Chaque hémistiche définit un ailleurs, dans l’espace et dans le temps. L’imagination voyage là où le corps ne peut aller : exotisme des « pays lointains », mais aussi des « siècles défunts », sans doute idéalisés, vus peut-être comme des époques meilleures, du moins différentes.
Bref, on en peut dire, des choses, de ce bref poème, et encore suis-je convaincu de ne pas avoir épuisé le stock ! Mais maintenant, à votre tour, dans les commentaires !
(Image d’en-tête : portrait de Charles Cros, Wikipédia)
Je l’avoue humblement, je ne connaissais pas Charles Cros.
Merci de me l’avoir fait découvrir et apprécier.
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je ne connaissais pas ce poète qui écrit très bien. Merci de ce post
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