Rousseau et le théâtre

Pourquoi un aussi grand philosophe que Jean-Jacques Rousseau attaque-t-il avec autant d’efforts le genre du théâtre dans sa Lettre à d’Alembert sur les spectacles ?

Au premier abord, on se dit que Jean-Jacques Rousseau est quand même bien ridicule de dépenser autant d’énergie dans un texte aussi long pour un but aussi dérisoire : empêcher l’introduction d’une salle de spectacles à Genève. Il n’y a rien de grave dans la construction d’une salle de spectacle, et le philosophe se ridiculise à condamner un art qui a fourni d’immenses chefs d’œuvre de littérature, un art qui n’était condamné à l’époque que par un clergé frileux, un art que l’on souhaiterait même, aujourd’hui, voir davantage soutenu et porté à la connaissance d’un plus large public, tant il est vrai que le théâtre, de nos jours, est loin de constituer un loisir populaire.

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Jean-Jacques Rousseau, philosophe épris de nature, par Quentin de La Tour

Soit. Mais ce serait passer à côté de l’intérêt de la Lettre à d’Alembert que d’en rester là. Il faut faire l’effort de penser avec Rousseau. Ce dernier répond surtout à l’affirmation de d’Alembert selon laquelle l’introduction d’une salle de spectacles adoucirait les mœurs genevoises, autrement dit à l’idée que la fréquentation de théâtres rendrait meilleur. Et là, on peut être d’accord avec Jean-Jacques Rousseau : il n’y a aucune raison que le simple fait d’être spectateur de pièces de théâtre suffise à rendre les gens vertueux.

Le théâtre, et aujourd’hui le cinéma, sont avant tout des loisirs individuels. Si les spectateurs sont nombreux dans la salle obscure, ils sont simplement juxtaposés et n’ont aucun contact les uns avec les autres. Ce contact, lorsqu’il a lieu, est même jugé inopportun : c’est le voisin un peu bruyant qui vous empêche de savourer la représentation. Aussi Rousseau leur préfère-t-il les fêtes populaires, à l’image du bal de Saint-Gervais, qui permettent de vraiment créer du lien social, d’interagir avec les autres. C’est un lieu de sociabilité où toutes les générations se rencontrent. Voilà qui convient beaucoup mieux au penseur du « contrat social ».

Allons plus loin. La condamnation rousseauiste du théâtre ne prête à sourire que parce qu’elle concerne une forme d’art aujourd’hui devenue relativement élitiste, finalement considérée comme peu dangereuse. Mais, mutatis mutandis, bien des remarques de Rousseau vaudraient pour ce que l’on appelle aujourd’hui la culture de masse. Et même une bonne pièce de théâtre ne suffit pas, à elle seule, à rendre vertueux, même lorsqu’elle prétend pourfendre un vice donné ou promouvoir une vertu particulière : tout au plus confortera-t-elle les gens déjà vertueux dans leur bonne conduite.

Du reste, Jean-Jacques Rousseau est un grand amateur de théâtre, et les exemples qu’il ne manque pas d’évoquer tout au long de sa lettre montrent même qu’il en est un fin analyste. Sa relecture du Misanthrope a même engendré une autre façon de lire la comédie de Molière, faisant d’Alceste moins un personnage ridicule qu’une sorte d’incompris. Il ne s’agit donc pas pour nous, lecteurs du XXIe siècle, de condamner le théâtre, mais bien plutôt de considérer que, s’il faut le défendre, c’est avec des arguments esthétiques, et non avec des considérations morales.

La Lettre à d’Alembert sur les spectacles est donc loin de constituer une lecture inutile. Certains critiques situent même la Lettre au carrefour de l’œuvre du philosophe, à côté des Discours politiques tels que le Discours sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes. C’est considérer que celle-ci, loin de constituer un à-côté un peu étrange de sa pensée, s’y intègre au contraire pleinement. Du reste, Rousseau y affirme des qualités de polémiste, de pamphlétaire, de discoureur, de penseur, de critique littéraire, qui sont des invitations suffisantes à sa lecture.