Je crois bien n’avoir déjà lu qu’un seul poème de Théophile Gautier :
« Oui, l’œuvre sort plus belle
D’une forme au travail
Rebelle,
Vers, marbre, onyx, émail. »
Cet art poétique fait l’éloge de la beauté formelle, et affirme que le véritable artiste doit refuser la facilité, en privilégiant au contraire ce qui « résiste » à la volonté. Bref, la doctrine de « l’art pour l’art ». Et si nous regardions « le poème d’à côté » ?
Le poème qui précède dans Émaux et Camées s’intitule « La bonne soirée ». Il est assez long, puisqu’il possède, si j’ai bien compté 12 strophes de 6 vers, soit 72 vers.
Dans chaque sizain, les troisième et sixième vers sont plus courts, et sont de ce fait marqués par un retrait que je n’arrive pas à reproduire sur WordPress. C’est donc avec une mise en forme insatisfaisante que je vous propose de lire ce poème.
« Quel temps de chien ! — il pleut, il neige ;
Les cochers, transis sur leur siège,
Ont le nez bleu.
Par ce vilain soir de décembre,
Qu’il ferait bon garder la chambre,
Devant son feu !«

Ah, ah, un sujet quotidien ! Voilà qui m’attire davantage que le marbre, l’onyx et l’émail ! Le poème commence avec une exclamation : c’est la vie elle-même qui s’immisce dans le poème, avec son oralité. Pas de vocabulaire savant, pas de tournures alambiquées, mais une soirée d’hiver, dans toute sa rudesse. Voilà qui me donne envie de lire la suite ; voici donc le deuxième sixain :
« À l’angle de la cheminée
La chauffeuse capitonnée
Vous tend les bras
Et semble avec une caresse
Vous dire comme une maîtresse :
« Tu resteras ! » »
Une chauffeuse, c’est une « chaise pour se chauffer près du feu » (merci au TLFi). Et pour bien souligner comme il est bien agréable de se réchauffer près de la cheminée, Théophile Gautier fait rimer « caresse » avec « maîtresse ». Voici donc la chauffeuse quasiment personnifiée, invitant le poète à demeurer auprès d’elle.
Le poète continue sa description :
« Un papier rose à découpures,
Comme un sein blanc sous des guipures,
Voile à demi
Le globe laiteux de la lampe
Dont le reflet au plafond rampe,
Tout endormi.
On n’entend rien dans le silence
Que le pendule qui balance
Son disque d’or,
Et que le vent qui pleure et rôde,
Parcourant, pour entrer en fraude,
Le corridor.«
Bref, un intérieur douillet, confortable, j’allais dire « cosy », quand, au dehors, tout vente et tout gèle. Seulement, voilà, notre poète va bien être obligé de sortir, puisque c’est jour de bal :
« C’est bal à l’ambassade anglaise :
Mon habit noir est sur la chaise,
Les bras ballants ;
Mon gilet bâille, et ma chemise
Semble dresser, pour être mise,
Ses poignets blancs ;
Les brodequins à pointe étroite
Montrent leur vernis qui miroite,
Au feu placés ;
À côté des minces cravates,
S’allongent comme des mains plates
Les gants glacés.«
En lisant ces strophes, je m’imagine parfaitement le genre de costume très dix-neuvième siècle que le poète s’apprête à porter, il ne manque que le chapeau haut-de-forme pour avoir la panoplie complète ! Et évidemment, cette description minutieuse et vivante (hypotypose !) n’est pas gratuite : elle fait transparaître le caractère très guindé de ce bal, et explicite l’ennui du poète. C’est pour lui une corvée :
« Il faut sortir ! — quelle corvée !
Prendre la file à l’arrivée
Et suivre au pas
Les coupés des beautés altières
Portant blasons sur leurs portières
Et leurs appas ;
Rester debout contre une porte
À voir se ruer la cohorte
Des invités,
Les vieux museaux, les frais visages,
Les fracs en cœur et les corsages
Décolletés,
Les dos où fleurit la pustule,
Couvrant leur peau rouge d’un tulle
Aérien,
Les dandys et les diplomates
Sur leurs faces à teintes mates
Ne montrant rien ! »
Quelle description vivante, et ironique, et mordante, de ce beau peuple parisien qui se presse à l’entrée du bal ! Apparaissent d’abord les voitures, dont le poète ne retient qu’un détail : les blasons, signes de noblesse, suffisent à indiquer qu’il s’agit là de la haute société. Les gens eux-mêmes ne sont présentés qu’à travers une série de métonymies qui n’en sélectionnent que des détails : visages, « museaux », corsages, dos pustuleux. Cette vision parcellaire déshumanise cette foule ainsi présentée sous un jour satirique.
Le poète lui-même reste à l’écart : il n’apparaît qu’à travers une suite d’impératifs qui traduisent la contrainte. Il faut « sortir », « prendre la file », « rester debout », malmené par la « cohorte ». Son rôle passif montre bien qu’il ne s’inclut pas dans cette foule qu’il peint avec satire.
Alors que Baudelaire a repris le terme à son compte, il semble qu’ici le terme de « dandy » n’ait rien de mélioratif. Leur élégance recherchée n’est qu’une façon de dissimuler « leur peau rouge ». Bref, des snobs.
« Et ne pouvoir franchir la haie
Des douairières aux yeux d’orfraie
Ou de vautour,
Pour aller dire à son oreille
Petite, nacrée et vermeille,
Un mot d’amour !«
Il n’est même pas possible de se faufiler entre les « douairières » (bref, des vieilles peaux, des veuves) pour aller susurrer des mots doux à l’oreille des belles filles ! Cela ne vaut vraiment pas le coup ! La rime entre « vautour » et « amour » marque nettement l’opposition entre cette foule charognarde et la douceur romantique des idées du poète.
« Je n’irai pas ! — et ferai mettre
Dans son bouquet un bout de lettre
À l’Opéra.
Par les violettes de Parme
La mauvaise humeur se désarme :
Elle viendra !«
Quelle est cette personne désignée par le pronom « elle », par l’adjectif possessif « son » ? On n’en sait rien, mais c’est une jeune fille ! Et le poète trouvera une autre occasion que ce bal pour la rencontrer. Glisser un message dans un bouquet : que c’est romanesque !
La dernière strophe (comme souvent dans un poème) prend de la hauteur :
« J’ai là l’Intermezzo de Heine,
Le Thomas Grain-d’Orge de Taine,
Les deux Goncourt :
Le temps, jusqu’à l’heure où s’achève
Sur l’oreiller l’idée en rêve,
Me sera court.«
Ce n’est plus ici le poète en tant que spectateur de la foule qui parle, mais le poète en tant que poète. Ce récit, au fond quotidien, banal voire médiocre, le poète a la capacité d’y voir tout autre chose. Il y voit, lui, du Heine, du Taine et des Goncourt. Le regard du poète est capable de déceler dans une scène du quotidien quelque chose de proprement littéraire. Il tient là son sujet !
Image d’en-tête : Théophile Gautier vers 1855 par Nadar, source : Wikipédia (Par PRA — Travail personnel, CC BY-SA 4.0, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=52393862)
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