Le poème d’à côté : Victor Hugo

L’un des poèmes les plus célèbres de Victor Hugo s’intitule « Le mendiant ». Eh bien, je vous propose de découvrir le poème d’à côté dans Les Contemplations.

Citons pour mémoire les derniers vers, mémorables, du « Mendiant » :

« Et, pendant qu’il séchait ce haillon désolé
D’où ruisselait la pluie et l’eau des fondrières,
Je songeais que cet homme était plein de prières,
Et je regardais, sourd à ce que nous disions,
Sa bure où je voyais des constellations. »

Le poème d’à-côté, si l’on en croit Wikisource qui reproduit l’édition Nelson de 1911, s’intitule « Aux feuillantines ».

« AUX FEUILLANTINES

Mes deux frères et moi, nous étions tout enfants.
Notre mère disait : Jouez, mais je défends
Qu’on marche dans les fleurs et qu’on monte aux échelles.

Abel était l’aîné, j’étais le plus petit.
Nous mangions notre pain de si bon appétit,
Que les femmes riaient quand nous passions près d’elles.

Nous montions pour jouer au grenier du couvent.
Et, là, tout en jouant, nous regardions souvent
Sur le haut d’une armoire un livre inaccessible.

Nous grimpâmes un jour jusqu’à ce livre noir ;
Je ne sais pas comment nous fîmes pour l’avoir,
Mais je me souviens bien que c’était une Bible.

Ce vieux livre sentait une odeur d’encensoir.
Nous allâmes ravis dans un coin nous asseoir.
Des estampes partout ! quel bonheur ! quel délire !

Nous l’ouvrîmes alors tout grand sur nos genoux,
Et, dès le premier mot, il nous parut si doux
Qu’oubliant de jouer, nous nous mîmes à lire.

Nous lûmes tous les trois ainsi, tout le matin,
Joseph, Ruth et Booz, le bon Samaritain,
Et, toujours plus charmés, le soir nous le relûmes.

Tels des enfants, s’ils ont pris un oiseau des cieux,
S’appellent en riant et s’étonnent, joyeux,
De sentir dans leur main la douceur de ses plumes. »

Qu’est-ce qu’une « feuillantine » ?

D’après le Trésor de la langue française informatisé, le mot « feuillantine » n’a que deux significations : il s’agit soit d’une pâtisserie, soit de membres féminins d’une congrégation religieuse, la congrégation de l’ordre de Cîteaux réformée par Dom Jean de La Barrière. Le terme de « feuillant », « feuillantine » vient « du nom du monastère cistercien de Feuillants (Haute-Garonne) où fut créée en 1586 par l’abbé Jean de La Barrière cette congrégation, disparue à la fin du XVIIIe siècle » (CNRLT). Wikipédia ne nous est pas d’un grand secours, puisque l’article « Feuillantine » se contente d’indiquer que « Victor Hugo évoquera ces feuillantines », sans en dire davantage.

Dans Victor Hugo : Le temps de la contemplation (Paris, Flammarion, 1969, p. 309), Jean Gaudon, dans un passage où il s’interroge sur les représentations picturales auxquelles Hugo avait pu avoir accès, affirme que Hugo avait « déniché aux Feuillantines » une Bible illustrée « que la tradition identifie avec une Bible de Royaumont ». Victor Hugo est donc allé lui-même aux Feuillantines.

Quant à l’expression « Aux feuillantines », est-elle une forme d’adresse, de dédicace, ou tout simplement la mention d’un lieu ? C’est là ce qu’une édition critique aurait sans nul doute précisé dans une note de bas de page : mais je n’en ai pas sous la main.

Le poème lui-même

Du poème lui-même, j’aime la simplicité. Victor Hugo parvient à instiller dans le moule de l’alexandrin quelque chose de la fraîcheur de l’enfance. Aucune grandiloquence ici, mais une scène d’enfance, portée par un vocabulaire simple, comme si c’étaient les enfants eux-mêmes qui racontaient cette histoire. Une façon de lire ce poème est en effet de le considérer comme un récit d’une scène d’enfance : deux frères jouent et s’émerveillent devant un livre illustré, comme, de nos jours, de nombreux enfants lisent des bandes dessinées : « Des estampes partout ! Quel bonheur ! Quel délire ! »

Sauf que ce livre n’est pas n’importe quel ouvrage, mais Le Livre, la Bible. Et du coup, le poème prend une toute autre dimension. Dès le début du poème, on est alerté par le prénom biblique du frère, qui se nomme Abel. Le vers « Abel était l’aîné, j’étais le plus petit » évoque bien sûr les deux enfants d’Adam et Eve, Caïn et Abel. Mais dans la Bible, Abel est le cadet. Aussi convient-il de se garder de toute sur-interprétation hâtive du poème : les deux frères du poème ne sont pas nécessairement ceux de la Bible.

Toujours est-il que ces deux enfants ne sont pas exactement comme les autres, puisque ce n’est pas n’importe quel livre qui suscite leur intérêt. Ces enfants qui habitent dans un « couvent » sont instinctivement attirés par « un livre inaccessible », « un livre noir » qui se révèle être « une Bible ».

Et le merveilleux n’est pas loin, puisque ce livre a un effet particulier sur les enfants : il les absorbe tout entiers, au point qu’ils en oublient leurs jeux et se mettent à lire. Comme si le livre sacré exerçait sur les enfants un charme mystérieux.

Mais Victor Hugo évite la surenchère : il aurait pu multiplier les effets, les images, les figures de style. Mais non. Il évite l’emphase. Le poème reste simple, le merveilleux est suggéré sans forcer le trait. En somme, jusqu’au dernier vers, on peut continuer de lire le poème comme le simple récit d’enfants qui s’amusent.

On s’en rend compte aux noms propres de l’avant-dernière strophe : « Joseph, Ruth et Booz, le bon Samaritain ». On a l’impression que les enfants récitent la liste de leurs héros favoris. Ils restent donc des enfants. Je veux dire que c’est bien en tant qu’enfants qu’ils lisent le livre sacré. La phrase a même, d’un point de vue syntaxique, quelque chose du langage enfantin :

« Nous lûmes tous les trois ainsi, tout le matin,
Joseph, Ruth et Booz, le bon Samaritain,
Et, toujours plus charmés, le soir nous le relûmes. »

Le pronom « le » désigne « ce vieux livre », mais ce référent est lointain, alors que, dans cette phrase, la première occurrence de « nous lûmes » est suivie d’un complément pluriel, à savoir cette énumération. Et le fait de dire non pas « Nous lûmes la Bible » mais « Nous lûmes Joseph, Ruth et Booz, le bon Samaritain », en remplaçant le nom du livre par le nom de ses personnages, me fait penser à la façon qu’auraient de jeunes enfants de parler.

Bref, c’est avec naturel et simplicité que Victor Hugo décrit la façon dont le charme de la Bible agit sur l’esprit des jeunes enfants. Et la dernière strophe se prête également à une double lecture :

« Tels des enfants, s’ils ont pris un oiseau des cieux,
S’appellent en riant et s’étonnent, joyeux,
De sentir dans leur main la douceur de ses plumes. »

D’une part, l’émotion que ressentent les deux frères à la lecture de la Bible est donc comparable à l’émerveillement qu’éprouveraient des enfants ayant trouvé un oiseau et caressé son doux duvet. Cette comparaison nous ramène à l’univers quotidien de l’enfance, aux jeux des enfants qui rient « et s’étonnent, joyeux », face à la trouvaille d’un petit oiseau.

D’autre part, il ne s’agit pas de n’importe quel oiseau mais d’un « oiseau des cieux ». Cette expression semble pléonastique, puisque la caractéristique la plus évidente des oiseaux est qu’ils volent dans le ciel, mais elle ne l’est pas. Les cieux (au pluriel) désignent aussi, traditionnellement, l’espace divin, par opposition à la terre. L’oiseau des cieux n’est donc pas un oiseau comme les autres. C’est un don du Ciel, un cadeau de Dieu.

Ainsi, pour conclure, je dirais que ce qui fait pour moi la beauté de ce poème, c’est la façon dont Victor Hugo a su traiter d’un sujet sacré de façon très simple et naturelle. Et je trouve que ce choix sert beaucoup mieux le sacré qu’un éloge pompeux et emphatique.


Image d’en-tête : un livre (Alexas Fotos, Pixabay)

7 commentaires sur « Le poème d’à côté : Victor Hugo »

  1. Juste pour dire que Victor Hugo a habité ,étant enfant ,une maison appelée  » les Feuillantines  » qui était un ancien couvent de feuillantines , et que son frère ainé s’appelait bien Abel .

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