Le « Bateau ivre » est l’un des plus célèbres poèmes de Rimbaud. Ce long poème de cent vers mérite sa place dans les anthologies de la poésie française. Eh bien, je vous propose de découvrir aujourd’hui le poème d’à côté…
Une précision s’impose : les poèmes en vers de Rimbaud n’ayant jamais été publiés du vivant du poète, les éditions diffèrent les unes des autres. Je me fonde donc sur l’édition Pléiade, dirigée par Antoine Adam, pour trouver le poème d’à côté. Ce sera donc le poème qui le précède immédiatement, à savoir « Les chercheuses de poux ».
Pour écouter le poème de Rimbaud, cliquez sur le lien puis sur le triangle « Lecture » :
http://vocaroo.com/player.swf?playMediaID=s1m5tGZeNJwf&autoplay=0
Audio and voice recording >>
Ce poème, dont la date exacte de publication est inconnue, adopte pour sujet un événement apparemment banal, celui d’un enfant se faisant ôter les poux de sa chevelure. Qu’Arthur Rimbaud se soit inspiré ou non d’un fait vécu, on peut, dans les deux cas, affirmer que ce sujet relève de la vie quotidienne. Voilà donc un enfant au front irrité par les poux, qui s’assoit face à une fenêtre pour que ses deux grandes sœurs, utilisant leurs doigts comme un peigne, le dépouillent de ces parasites.
Mais cette banalité apparente fait malgré tout, sous la plume de Rimbaud, un bien beau poème. Et, bien sûr, il la transforme en tout autre chose. Ne serait-ce qu’en choisissant des quatrains d’alexandrins à rimes croisées pour raconter cette histoire. Jugez plutôt.
Premier quatrain
- Arthur Rimbaud présente le personnage principal de cette histoire en le nommant simplement « l’enfant ». Autrement dit, on ne sait pas très bien de qui il s’agit : est-ce lui-même ? Est-ce un enfant que le poète aurait réellement observé ? Est-ce un personnage imaginaire ? On n’en sait rien. Et cela permet de dépasser l’anecdote pour aller vers l’universel. De la même manière, Rimbaud parle de « deux grandes sœurs charmantes », sans que l’on puisse savoir si ces sœurs sont simplement sœurs entre elles, ou si elles sont aussi les sœurs de l’enfant. Ou bien, si l’emploi de l’expression de « grande sœur » sert simplement à qualifier leur relation avec l’enfant, sans lien de parenté réel.
- Ensuite, on remarque, dès ces quatre premiers vers, une forte tendance à la métaphore. Voici que l’irritation causée par les poux devient « de rouges tourmentes ». Et l’on peut se demander si « l’essaim blanc des rêves indistincts » ne désigne pas, tout simplement, les lentes. Là encore, ces expressions métaphoriques font quelque peu oublier la trivialité du sujet du poème, et impriment d’emblée un traitement grandiloquent du sujet.
- Il faut noter, dans ce premier quatrain, un jeu avec les couleurs : en quelques vers se succèdent les adjectifs « rouges » (v. 1), « blanc » (v. 2), « argentins » (v. 4). Cela rappelle l’importance qu’Arthur Rimbaud accorde aux couleurs (je me contenterai, pour preuve, du fameux sonnet des voyelles). C’est en tout cas un tableau très coloré que peint le poète.
- Enfin, l’expression de « rêves indistincts » donne l’impression qu’il ne s’agit pas seulement de poux, mais aussi d’autre chose… Comme si les poux n’étaient pas le seul facteur de tourment du jeune enfant. Comme si son imagination lui faisait voir ces deux grandes sœurs comme des créatures étranges « avec de frêles doigts aux ongles argentins ».
Deuxième quatrain
- Le deuxième quatrain rend un peu plus explicite le trouble qui n’était qu’esquissé dans le premier. Arthur Rimbaud précise que les doigts des grandes sœurs sont « terribles et charmeurs » : cet oxymore introduit une hésitation quant au caractère bénéfique ou maléfique de ces femmes. N’oublions pas non plus que le terme de « charme » désigne originellement l’ensorcellement, l’envoûtement, le sortilège magique…
- Et l’enfant n’est pas totalement libre : ce sont elles qui « assoient l’enfant ». Ce dernier, même s’il a « imploré » leur intervention, ne maîtrise donc pas totalement leurs gestes. (Voir aussi, dans le premier quatrain, la tournure impersonnelle « Il vient près de son lit » relevée par l’auteur du commentaire de BacFrançais.)
- Ce quatrain précise aussi le cadre où se déroule la scène : une fenêtre, un « air bleu », des « fleurs », « la rosée »… Bref, un décor idyllique qui se prête bien à la sensualité.
Troisième et quatrième quatrains
- Les troisième et quatrième quatrains nous font progresser encore un peu plus vers la sensualité. Les verbes de perception « Il écoute », « Il entend », soulignés par leur position en début de quatrain, témoignent de la réceptivité de l’enfant face aux différentes sensations qui l’assaillent. Impossible de passer à côté de la synesthésie des « silences / parfumés », soulignée par le rejet.
- L’insistance sur l’haleine, la salive, a quelque chose de presque animal. L’enfant, placé tout contre des jeunes filles plus âgées que lui, découvre des sensations nouvelles. Alors l’enfant fantasme : sont-elles simplement en train d’aspirer leur salive, ou s’agit-il de « désirs de baisers » ?
- Leurs doigts « électriques et doux » (oxymore, encore !) sont à la fois porteurs de caresses, donc de douceur, et de mort. Ce sont ces doigts qui provoquent « la mort des petits poux », scandée par l’utilisation de mots brefs et par les consonnes occlusives [d], [t] et [p].
Cinquième et dernier quatrain
- Les mots « Voilà que… » dramatisent l’arrivée du dernier quatrain. C’est ici que l’ivresse est portée à son comble : l’enfant sent monter en lui « le vin de la Paresse ». Autant dire qu’il goûte pour la première fois à des sensations inconnues, comparables à l’enivrement provoqué par le vin.
- Cette sensation nouvelle est également comparée à un « soupir d’harmonica » : au sentiment d’ivresse se mêle donc quelque chose de plus mélancolique.
- Les verbes « délirer » et « pleurer », placés à la rime, suggèrent un mixte de folie et de tristesse, donc une sensation complexe, irréductible à un seul nom.
- Le rythme binaire « sourdre et mourir » souligne la complexité de ce sentiment qui va-et-vient, qui prend alternativement des saveurs opposées, et cela « sans cesse » (et cette expression placée à l’hémistiche rime avec le vers précédent, multipliant ainsi les échos phoniques).
- Au rythme binaire « sourdre et mourir » répond l’opposition des termes « désir » et « pleurer ».
En concluant le poème par l’infinitif « pleurer », Arthur Rimbaud fait de la tristesse le sentiment dominant, en contradiction apparente avec la joie de l’ivresse que l’enfant ressentait d’abord.
Il n’est pas très utile de gloser sur la raison de cette tristesse : est-ce parce que l’enfant sait confusément que les plaisirs qu’il pressent lui demeureront interdits ? Les auteurs du commentaire de BacFrançais évoquent l’interdit de l’inceste, ce qui est une interprétation possible, mais il n’est pas sûr que les « grandes sœurs » soient bien les sœurs de l’enfant.
En revanche, ce qui est intéressant, c’est de relever comment la scène apparemment banale de la recherche des poux a été l’occasion pour Rimbaud d’exprimer un sentiment particulièrement complexe, un mélange d’ivresse, de désir et de sensualité, d’une part, mais aussi de tristesse, de peur et de mélancolie. Si bien que l’enfant est presque, en somme, un poète, image de Rimbaud peut-être, en tout cas un individu à la sensibilité exacerbée, capable de ressentir des émotions très riches qu’il s’agira ensuite d’exprimer par les mots.
(Image d’en-tête : Étienne Carjat [CC BY 2.0 ou Public domain], via Wikimedia Commons)
3 commentaires sur « Le poème d’à côté : Arthur Rimbaud »