A l’approche de la fête de la musique, voici un exemple fameux de présence de la musique dans la littérature. Je veux parler de la « sonate de Vinteuil », évoquée à plusieurs reprises dans la Recherche du temps perdu de Marcel Proust.
S’il fallait résumer en quelques mots la Recherche du temps perdu, on pourrait dire qu’il s’agit de l’itinéraire d’un jeune homme qui, par le détour de la rencontre avec la société mondaine, noble et bourgeoise, par le détour aussi de la vie amoureuse et de ses déboires, accède peu à peu à sa conscience d’écrivain.
Dans ce parcours initiatique, la rencontre avec les arts revêt une grande importance : la peinture, à travers la figure d’Elstir, mais aussi la musique, via la fameuse « sonate de Vinteuil ».
C’est autour de cette sonate que se rassemble la petite société mondaine du salon Verdurin, dont l’auteur croque la médiocrité de sa plume caustique :
« Cependant M. Verdurin, après avoir demandé à Swann la permission d’allumer sa pipe (« ici on ne se gêne pas, on est entre camarades »), priait le jeune artiste de se mettre au piano.
— Allons, voyons, ne l’ennuie pas, il n’est pas ici pour être tourmenté, s’écria Mme Verdurin, je ne veux pas qu’on le tourmente, moi !
— Mais pourquoi veux-tu que ça l’ennuie, dit M. Verdurin, M. Swann ne connaît peut-être pas la sonate en fa dièse que nous avons découverte ; il va nous jouer l’arrangement pour piano.
— Ah ! non, non, pas ma sonate ! cria Mme Verdurin, je n’ai pas envie à force de pleurer de me fiche un rhume de cerveau avec névralgies faciales, comme la dernière fois ; merci du cadeau, je ne tiens pas à recommencer ; vous êtes bons vous autres, on voit bien que ce n’est pas vous qui garderez le lit huit jours !
Cette petite scène qui se renouvelait chaque fois que le pianiste allait jouer enchantait les amis aussi bien que si elle avait été nouvelle, comme une preuve de la séduisante originalité de la « Patronne » et de sa sensibilité musicale. Ceux qui étaient près d’elle faisaient signe à ceux qui plus loin fumaient ou jouaient aux cartes, de se rapprocher, qu’il se passait quelque chose, leur disant comme on fait au Reichstag dans les moments intéressants : « Écoutez, écoutez. » Et le lendemain on donnait des regrets à ceux qui n’avaient pas pu venir en leur disant que la scène avait été encore plus amusante que d’habitude. »
Marcel Proust, Du côté de chez Swann, II, wikisource.
Cette sonate devient ensuite un leitmotiv dans la Recherche, y compris en dehors de Un amour de Swann. Par exemple, dans Albertine disparue, la sonate est liée au souvenir d’Albertine :
« Au Bois, je fredonnais des phrases de la sonate de Vinteuil. Je ne souffrais plus beaucoup de penser qu’Albertine me l’avait jouée, car presque tous mes souvenirs d’elle étaient entrés dans ce second état chimique où ils ne causent plus d’anxieuse oppression au cœur, mais de la douceur. »
Albertine disparue, II, wikisource
La sonate de Vinteuil fait ainsi partie de ces éléments qui caractérisent l’univers proustien. Le monde fictif créé par l’auteur est doté d’une telle cohérence qu’on a parfois l’impression qu’il existe vraiment. Et d’ailleurs, la sonate de Vinteuil, bien qu’elle n’existe pas en dehors du livre, possède une entrée dans l’encyclopédie Wikipédia, comme on le ferait pour une œuvre véritable.
