Vous avez été nombreux à lire mon billet sur « L’heure du berger » de Paul Verlaine. Ce très beau poème associe la planète Vénus avec la déesse du même nom. Je vous propose aujourd’hui trois autres poèmes, très différents, sur le même thème…
1. Sappho, Ode à Aphrodite
Il ne reste, de Sappho, l’une des plus célèbres poètes et écrivaines de la Grèce antique, que de très rares textes. Je me permets ici de citer celui que propose l’encyclopédie en ligne Wikipédia :
« Toi dont le trône est d’arc-en-ciel, immortelle Aphrodita, fille de Zeus, tisseuse de ruses, je te supplie de ne point dompter mon âme, ô Vénérable, par les angoisses et les détresses. Mais viens, si jamais, et plus d’une fois, entendant ma voix, tu l’as écoutée, et, quittant la maison de ton père, tu es venue, ayant attelé ton char d’or. Et c’était de beaux passereaux rapides qui te conduisaient. Autour de la terre sombre ils battaient des ailes, descendus du ciel à travers l’éther. Ils arrivèrent aussitôt, et toi, ô Bienheureuse, ayant souri de ton visage immortel, tu me demandas ce qui m’était advenu, et quelle faveur j’implorais, et ce que je désirais le plus dans mon âme insensée. “Quelle Persuasion veux-tu donc attirer vers ton amour ? Qui te traite injustement, Psappha ? Car celle qui te fuit promptement te poursuivra, celle qui refuse tes présents t’en offrira, celle qui ne t’aime pas t’aimera promptement et même malgré elle.” Viens vers moi encore maintenant, et délivre-moi des cruels soucis, et tout ce que mon cœur veut accomplir, accomplis-le, et sois Toi-Même mon alliée. »
Source Wikipédia. — Traduction Renée Vivien, 1903.

Cette ode est ici adressée à la déesse Vénus, directement invoquée à la deuxième personne du singulier. Le registre de la supplique, de la prière, est marqué par des impératifs (« viens », « viens vers moi encore », « délivre-moi », « accomplis-le ») et le lexique de la demande (« je te supplie »). Cette prière est en même temps un éloge de la déesse (« ô Vénérable », « ô Bienheureuse »). De nombreux éléments, sans doute traditionnels, signalent le caractère exceptionnel et divin de la destinataire.
L’article de Wikipédia précise que le nom Psappha n’est autre que celui de Sappho, avec une orthographe plus ancienne. Je vous renvoie à l’article lui-même pour plus de détails.
2. Louise Labé, « Clere Venus », Elégies et sonnets
Louise Labé est une poète française de la Renaissance. Aussi vécut-elle à une époque certes éprise de culture hellénistique, mais dans un contexte chrétien, où l’invocation à Vénus tient de l’imitation stylistique, non de l’expression de la foi.
« Clere Venus, qui erres par les Cieus,
Entens ma voix qui en pleins chantera,
Tant que ta face au haut du Ciel luira,
Son long travail et souci ennuieus.
Mon œil veillant s’atendrira bien mieus,
Et plus de pleurs te voyant gettera.
Mieus mon lit mol de larmes baignera,
De ses travaus voyant témoins tes yeus.
Donq des humains sont les lassez esprits
De dous repos et de sommeil espris.
I’endure mal tant que le Soleil luit :
Et quand ie suis quasi toute cassee,
Et que me fuis mise en mon lit lassee,
Crier me faut mon mal toute la nuit. »
Ce poème — un sonnet — est ici reproduit avec l’orthographe d’époque, à partir de l’édition électronique Wikisource.
Comme chez Sappho, le poème commence par une invocation, soulignée par l’apostrophe (« Clere Venus »). On retrouve les impératifs de la supplique (« Entends ma voix »). Il me semble que la déesse Vénus est ici plus ou moins assimilée à l’étoile du même nom : elle « erre par les cieux », et sa « face » luit dans le ciel. La poète supplie ici la déesse de bien vouloir entendre sa voix.

Le deuxième quatrain commence par « mon œil » et se termine par « tes yeux ». Louise Labé évoque ainsi un échange de regards entre la poète qui voit Vénus et qui pleure, et la déesse qui devient le « témoin » des « travaux » et des souffrances de la poète. Le mot « travail » apparaît dans le dernier vers de chaque quatrain, et je me demande s’il ne faut pas ici l’entendre dans son sens de « souffrance » (le mot « travail » venant du latin tripalium désignant un engin de torture).
Le passage aux tercets signale un élargissement du propos, une prise de hauteur signalée par le mot « donc ». L’ordre des mots est ici assez peu habituel. Il faut comprendre : « Donc, les esprits des humains sont lassés et épris de doux repos et de sommeil ». Dans ces deux vers, le « je » passe à l’arrière-plan au profit d’une généralisation, puisqu’il est désormais question des « humains » en général.
On notera l’opposition de « tant que le Soleil luit » et de « toute la nuit » dans le dernier vers de chaque tercet : au jour correspondent les cuisantes souffrances, et à la nuit le besoin de les crier à la face de Vénus.
Ce sont des mots très forts que la poète utilise : « cassée », « lassée », « crier ». L’adresse à la déesse est ainsi en même temps l’occasion d’exprimer une vive souffrance.
3. Rimbaud, « Vénus anadyomène », Poésies

Rimbaud, lui aussi, a écrit sur Vénus, avec, évidemment, un ton bien différent de ses illustres prédécesseurs. C’est encore un sonnet, et il s’intitule Vénus anadyomène. Il s’agit donc de la Vénus qui sort de l’eau, façon Botticelli avec son coquillage, ou façon Cabanel avec ses cheveux roux qui se mêlent à l’écume, c’est à vous de voir.
Citons le poème, toujours d’après Wikisource :
« Comme d’un cercueil vert en fer blanc, une tête
De femme à cheveux bruns fortement pommadés
D’une vieille baignoire émerge, lente et bête,
Avec des déficits assez mal ravaudés ;
Puis le col gras et gris, les larges omoplates
Qui saillent ; le dos court qui rentre et qui ressort :
Puis les rondeurs des reins semblent prendre l’essor ;
La graisse sous la peau paraît en feuilles plates :
L’échine est un peu rouge, et le tout sent un goût
Horrible étrangement ; on remarque surtout
Des singularités qu’il faut voir à la loupe…
Les reins portent deux mots gravés : Clara Vénus ;
— Et tout ce corps remue et tend sa large croupe
Belle hideusement d’un ulcère à l’anus. »
D’après Louis Forestier, responsable de l’édition Folio Classique, et Antoine Adam, qui a établi l’édition Pléiade, Arthur Rimbaud se serait inspiré de plusieurs poètes, dont Glatigny, pour peindre cette hideuse Vénus.

Et c’est là, bien entendu, que se trouve la principale différence d’avec les deux poèmes précédemment cités : Vénus est ici une femme laide qui émerge non de la mer mais bien d’une quelconque baignoire. Inutile de relever tous les termes qui le montrent, ils parsèment l’ensemble du poème, avec une gradation jusqu’à l’oxymore final (« belle hideusement ») et la rime de Vénus avec « anus ». Le mot « croupe » montre que la femme est ici animalisée, montrée comme un phénomène de foire. Décidément, cette « Clara Venus » est bien éloignée de la « Clere Venus » de Louise Labé !
Il s’agit, bien sûr, de la part de Rimbaud, d’un geste de provocation, mais celle-ci n’est pas sans art. Notez comme le poète suit le mouvement de la femme qui sort de la baignoire, en décrivant successivement la tête, le cou, les omoplates, le dos, les reins, et, donc, l’anus. Sa description est très vivante, on a l’impression que la femme imaginée par Rimbaud se trouve devant nous, ce qui permet de parler d’hypotypose. Rimbaud détourne la forme du sonnet et la tradition de l’alexandrin pour en faire l’écrin de la laideur.
Et l’on se rend compte qu’une description de la laideur peut être de grande beauté. Car enfin, ne ressent-on vraiment que du dégoût à la lecture de ce poème ?
Pour conclure
Alors, quelle Vénus préférez-vous ? Celle, antique, de la poétesse de Lesbos ? Celle à laquelle Louise Labé adresse sa supplique ? Ou encore celle, prosaïque et hideuse, du poète ardennais ?
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Merci pour cette vidéo ! Je ne savais même pas qu’on pouvait mettre des vidéos en commentaire 😉
Cela m’a fait penser à ceci :
[https://youtu.be/DP-2Nx5NGUc]
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https://youtu.be/kr_fH2VYeu4 Belle journée à vous.
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Merci pour ce voyage olympien si poétique 💝
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Heureux que vous ayez apprécié !
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Merci pour ce voyage olympien
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