Le poème d’à-côté : Les autres « Fleurs du Mal »

Les Fleurs du Mal sont sans doute LE recueil le plus connu et le plus enseigné en France. Il y a des raisons à cela, à commencer par le fait que le chef-d’œuvre baudelairien est l’un des grands titres de la poésie moderne. Cependant, ce sont souvent les mêmes poèmes et les mêmes extraits qui apparaissent dans toutes les anthologies. Dans la logique de notre rubrique « Le poème d’à côté », essayons de découvrir un autre Baudelaire…

 Quel est le poème le moins connu des Fleurs du Mal ?

Il serait intéressant de compiler toutes les anthologies de poésie et autres manuels de l’enseignement secondaire, afin de savoir quels sont les poèmes les plus fréquemment cités, et par conséquent ceux qui sont le plus souvent laissés dans l’ombre. Bien entendu, un tel travail exigerait de longues recherches. Il est probable, d’ailleurs, que certains l’aient déjà entrepris et publié quelque part.

Je me propose ici de procéder de façon très peu rigoureuse, en me contentant du nombre de résultats dans un moteur de recherches pour chaque poème. La requête sera systématiquement formulée de la façon suivante :

Baudelaire "Fleurs du Mal" "titre du poème"

Je me réfère, pour le sommaire du recueil, à la version en ligne de l’édition de 1857 publiée sur Wikisource.

Je me suis rendu compte que les poèmes sans titre, référencés par leur premier vers, présentaient systématiquement un nombre de résultats plus faible : sans doute est-ce parce que la façon de désigner ces poèmes n’est pas stable (on peut donner le numéro du poème, les trois premiers mots, le premier vers entier…). J’ai donc décidé d’exclure ces poèmes.

D’autres biais sont possibles. Ainsi, il y a deux poèmes intitulés « le chat » et un poème dont le titre est « les chats » : la possibilité de compter plusieurs fois le même poème n’est pas à exclure (même si ce sont aussi des poèmes archiconnus). Des titres courts comme « le soleil » ou « la beauté » peuvent désigner des titres de poèmes, mais aussi le thème du soleil ou de la beauté chez Baudelaire.

Toujours est-il que, apparemment, donc, parmi les poèmes qui ont un titre, ce serait A une mendiante rousse le moins connu, ou en tout cas le moins souvent évoqué sur Internet, avec seulement 1050 résultats, contre plus de 40 000 pour chacun des six poèmes qui obtiennent le plus de résultats.

À une mendiante rousse…

Femme rousse (Langll, Pixabay, libre de réutilisation)
Femme rousse (Langll, Pixabay, libre de réutilisation)

« Ma blanchette aux cheveux roux,
Dont la robe par ses trous
Laisse voir la pauvreté
Et la beauté,

Pour moi, poète chétif,
Ton jeune corps maladif
Plein de taches de rousseur
À sa douceur ;

Tu portes plus galamment
Qu’une pipeuse d’amant
Ses brodequins de velours
Tes sabots lourds.

Au lieu d’un haillon trop court,
Qu’un superbe habit de cour
Traîne à plis bruyants et longs
Sur tes talons ;

En place de bas troués,
Que pour les yeux des roués
Sur ta jambe un poignard d’or
Reluise encor ;

Que des nœuds mal attachés
Dévoilent pour nos péchés
Ton sein plus blanc que du lait
Tout nouvelet ;

Que pour te déshabiller
Tes bras se fassent prier
Et chassent à coups mutins
Les doigts lutins ;

— Perles de la plus belle eau,
Sonnets de maître Belleau
Par tes galants mis aux fers
Sans cesse offerts,

Valetaille de rimeurs
Te dédiant leurs primeurs
Et reluquant ton soulier
Sous l’escalier,

Maint page ami du hasard,
Maint seigneur et maint Ronsard
Épieraient pour le déduit
Ton frais réduit.

Tu compterais dans tes lits
Plus de baisers que de lis,
Et rangerais sous tes lois
Plus d’un Valois !

— Cependant tu vas gueusant
Quelque vieux débris gisant
Au seuil de quelque Véfour
De carrefour ;

Tu vas lorgnant en dessous
Des bijoux de vingt-neuf sous
Dont je ne puis, oh ! pardon !
Te faire don ;

Va donc, sans autre ornement,
Parfum, perles, diamant,
Que ta maigre nudité,
Ô ma beauté ! »

Charles Baudelaire, Les Fleurs du Mal, « A une mendiante rousse »,
édition de 1857 reproduite en ligne sur Wikisource.

Il s’agit ici d’un poème au ton léger, dans un registre amoureux, sous la forme de l’adresse à la femme aimée, ce qui est assez traditionnel (on peut penser précisément à Ronsard qui est ici cité). Cette impression de légèreté est bien sûr provoquée par le choix des vers : alors que la plupart des poèmes des Fleurs du Mal sont en alexandrins, Baudelaire opte ici pour des heptasyllabes et des tétrasyllabes regroupés en quatrains de rimes suivies.

Tout le long du poème, on retrouve un motif commun : chaque strophe associe un élément positif (la « beauté », les « brodequins de velours »…) et un élément négatif (la « pauvreté », les « sabots lourds »). J’y verrais un signe de modernité : au lieu de simplement faire le blason des beautés de la femme aimée (ce qui aurait été très traditionnel), le poète trouve ici de la beauté dans des laideurs. En somme, le poète moderne est un incompris, un être à part, capable de voir de la beauté là où les autres n’en voient pas. Le poète le dit bien dans la deuxième strophe : « Pour moi, poète chétif », le « corps maladif » de la mendiante a ses « douceurs ».
A partir de la quatrième strophe, le poème se place dans l’irréel, marqué par des subjonctifs et des conditionnels. Le poète imagine à quoi ressemblerait la mendiante si elle ne portait pas des habits de mendiante :
« Au lieu d’un haillon trop court,
Qu’un superbe habit de cour
Traîne à plis bruyants et longs
Sur tes talons ; »
Pierre de Ronsard, par François Séraphin Delpech, v. 1825 (Source : Wikimedia commons)
Pierre de Ronsard, par François Séraphin Delpech, v. 1825 (Source : Wikimedia commons)

Qu’elle porte un « superbe habit de cour », et tous les poètes seraient à ses pieds ! Charles Baudelaire parle notamment de « maître Belleau » (probablement le poète Rémy Belleau) et de « maint Ronsard », tous deux poètes de la Pléiade.

Mais précisément, Charles Baudelaire n’est pas un poète de la Pléiade. Contrairement à ces deux poètes qu’il évoque, il est un poète moderne du XIXe siècle. Et lui n’a pas besoin qu’une femme soit vêtue comme une princesse pour chanter ses louanges :

« Va donc, sans autre ornement,
Parfum, perles, diamant,
Que ta maigre nudité,
Ô ma beauté ! »

En faisant rimer « maigre nudité » avec « beauté », Charles Baudelaire sort des stéréotypes traditionnels. La beauté ne se trouve plus dans des ornements ou des pierres précieuses, mais dans la maigreur maladive d’une mendiante. Ce faisant, c’est aussi la singularité de son propre regard que le poète met en avant.

Avez-vous aimé ce poème ?

Chers lecteurs, avez-vous aimé ce poème ? Je trouve, pour ma part, que, pour un poème des Fleurs du mal les moins connus, il est quand même plutôt pas mal…

 

10 commentaires sur « Le poème d’à-côté : Les autres « Fleurs du Mal » »

  1. J’ai toujours beaucoup aimé ce poème!Je le trouvais tellement baudelairien, proche des poèmes en prose. Merci de me le rappeler!

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