Cette année, le thème du Printemps des poètes, c’est le XXe siècle. Il s’agira donc de parcourir tout un siècle de poésie. Et pas des moindres, puisque l’encyclopédie en ligne Wikipédia recense rien moins que 1265 poètes français du XXe siècle, contre seulement 31 au XVe siècle, 165 au XVIe, 191 au XVIIe, 179 au XVIIIe, ou encore 558 au XIXe. C’est dire le caractère prolifique du siècle passé. Comment se repérer dans tout ça ?
Les bornes du siècle

En littérature comme en histoire, les siècles représentent des périodes purement conventionnelles et arbitraires. Sur le plan de l’histoire politique, les dates de 1870 (fin de l’Empire et début de la IIIe République) et de 1914 (début de la Première Guerre mondiale) sont bien plus importantes que celle de 1900. Et sur le plan littéraire, on peut s’interroger sur le statut de la littérature qui précède le surréalisme : en laissera-t-on l’étude aux dix-neuviémistes ?
Il n’est pas sans pertinence de faire commencer le vingtième siècle littéraire avec « Zone » d’Apollinaire : après tout, n’est-ce pas dans ce poème que s’exprime une lassitude envers le « monde ancien » du XIXe siècle, en même temps que le poète chante les avions, les automobiles et la Tour Eiffel ?
De la même façon, l’an 2000, tout symbolique qu’il soit, ne constitue pas une rupture historique. L’avenir nous dira quelle date sera retenue pour clore le vingtième siècle. Peut-être celle de la chute du mur de Berlin et de l’effondrement du bloc soviétique. Ou encore celle des attentats de 2001…
À la fin tu es las de ce monde ancien
Le poème « Zone », qui ouvre le recueil Alcools, marque une profonde volonté de rupture:
« À la fin tu es las de ce monde ancien
Bergère ô tour Eiffel le troupeau des ponts bêle ce matin
Tu en as assez de vivre dans l’antiquité grecque et romaine
Ici même les automobiles ont l’air d’être anciennes
La religion seule est restée toute neuve la religion
Est restée simple comme les hangars de Port-Aviation […] »
Si ces vers sont très célèbres, ce n’est pas pour rien ! Ces vers libres sans ponctuation manifestent la modernité par l’inscription dans le poème des nouveautés techniques que sont l’automobile et l’aviation.
Bien que construite depuis déjà un certain temps, la tour Eiffel apparaît comme le symbole de cette modernité. Son armature métallique marque une profonde rupture avec la tradition architecturale, souvent encore calquée sur les modèles de « l’antiquité grecque et romaine ».
Voici donc que la réalité prosaïque a droit de cité dans le poème : avant Apollinaire, vous ne trouverez pas beaucoup de poèmes qui parlent de hangars….
Cependant, il me semble que ce serait un contresens que de faire de ce début de poème une ode au progrès. En effet, « même les automobiles ont l’air d’être anciennes »…
Un mouvement, le surréalisme

La première moitié du siècle est profondément marquée par le surréalisme, en tant que mouvement littéraire, mais aussi artistique. Colette Guedj, dans une conférence donnée l’an dernier à Nice, soulignait la dimension subversive, voire insurrectionnelle, d’un dadaïsme et d’un surréalisme qui affectionnent la provocation, la remise en question des conceptions traditionnelles et bourgeoises, la recherche de nouveauté. On peut y voir une façon de s’en prendre à un rationalisme bourgeois qui n’avait pas su éviter la guerre. Les surréalistes promouvront donc l’irrationnel, l’inconscient, le mystère, l’automatisme, la magie des mots… Ses grandes figures se nomment Breton, Aragon, Desnos, Crevel, Soupault…
En guise d’exemple de l’ingéniosité surréaliste, on peut citer le célèbre poème « Union libre » d’André Breton. Ce blason du corps féminin joue avec les associations libres d’idées pour produire un résultat insolite. Si l’on parvient sans peine à justifier certaines associations, comme celle de la chevelure et du feu, d’autres sont plus étranges (« Ma femme au sexe d’ornithorynque »). Citons les premiers vers de ce poème que vous pourrez retrouver en intégralité sur le site « Bac de français », avec en outre une version audio :
» Ma femme à la chevelure de feu de bois
Aux pensées d’éclairs de chaleur
A la taille de sablier
Ma femme à la taille de loutre entre les dents du tigre
Ma femme à la bouche de cocarde et de bouquet d’étoiles de dernière grandeur
Aux dents d’empreintes de souris blanche sur la terre blanche
A la langue d’ambre et de verre frottés
Ma femme à la langue d’hostie poignardée
A la langue de poupée qui ouvre et ferme les yeux
A la langue de pierre incroyable
Ma femme aux cils de bâtons d’écriture d’enfant
Aux sourcils de bord de nid d’hirondelle
Ma femme aux tempes d’ardoise de toit de serre
Et de buée aux vitres […] »
(André Breton, « Union libre », 1920, cité d’après « Bacdefrançais »)
Je voudrais rappeler que tout poème écrit par un écrivain surréaliste n’est pas nécessairement un poème surréaliste. Bien des poètes ont quitté le mouvement ou en ont été exclus… Certains poèmes peuvent s’inspirer de certains principes surréalistes tout en demeurant bien plus construits et ordonnés qu’un texte véritablement écrit sous la dictée de l’inconscient. Considérer « No Pasaran » de Robert Desnos comme un poème surréaliste serait un contresens, malgré le nom de son auteur…
« Plus que poli pour être honnête
Plus que poète pour être honni »
(Robert Desnos, Corps et Biens, cité d’après Robert Desnos, un poète, Paris, Gallimard, coll. « Folio Junior Poésie », 1980, rééd. 1998, p. 20)
► Voir aussi : « Le surréalisme, une éthique de l’insoumission »
Les poètes indépendants
La première moitié du siècle a aussi connu des poètes indépendants, qui se maintiennent en dehors des sentiers surréalistes, ou ne font que les croiser ponctuellement. On mentionnera par exemple le nom de Paul Valéry.
Puis vint la guerre
La guerre de 1939-1945 et ses horreurs sans précédent choquent profondément les consciences et contribuent sans doute à l’essoufflement d’un surréalisme auquel on ne pardonne plus de préférer l’imaginaire, la surréalité, à ce monde-ci. Il y eut une poésie militante, circonstancielle, engagée, faite pour s’adresser au plus grand monde. Mais une fois la guerre passée, la poésie française ne pouvait en rester seulement à une poésie de résistance.
► Voir aussi : « La guerre et la poésie »
Parmi les poètes situés sur les deux versants du siècle, qui ont commencé à écrire avant la guerre et qui ont continué ensuite, on ne peut omettre le nom de René Char, qui, après des débuts dans l’orbite du surréalisme, a été une voix majeure de la poésie de la Résistance. Sous le nom de « Capitaine Alexandre », il a joué un rôle actif, tout en ne cessant pas d’écrire. Ses Feuillets d’Hypnos adoptent une forme fragmentaire pour témoigner de la nécessité de maintenir la poésie jusque dans les moments les plus sombres.
La première génération d’après-guerre

C’est généralement la poésie postérieure à 1945, que l’on nomme du nom de « poésie contemporaine ». Il s’agit, grosso modo, de la poésie d’après le surréalisme, encore que ce dernier mouvement continue d’influencer la production poétique. Contrairement à la première moitié du siècle, la seconde n’est pas dominée par une tendance majeure telle que le surréalisme. Sans reprendre ici les repères fournis par Jean-Michel Maulpoix et Jean-Claude Pinson pour penser la poésie contemporaine, déjà évoqués dans un billet précédent, on peut rappeler que la première génération poétique d’après-guerre (Bonnefoy, Jaccottet, Dupin, Du Bouchet…) privilégie une poésie fermement ancrée dans l’ici, dans ce monde-ci qu’il faut habiter et décrire avec justesse.
- Comme je le disais dans un précédent billet, la poésie de Philippe Jaccottet revendique une exigence de justesse et d’authenticité.
- De la même génération, le poète belge François Jacqmin propose, dans Le livre de la neige, une poésie très épurée, soucieuse d’éviter les facilités de langage.
- Salah Stétié, bien que d’origine libanaise, s’inscrit dans la même veine.
- Quant à Yves Bonnefoy, vous le retrouverez dans l’une de nos citations du jour. Il est sans nul doute l’un des plus célèbres poètes de sa génération. Surtout connu pour son recueil Du mouvement et de l’immobilité de Douve, il a également écrit Hier régnant désert, Pierre écrite, Ce qui fut sans lumière, Début et fin de la neige…
« L’ouvrage d’un regard d’heure en heure affaibli
n’est pas plus de rêver que de former des pleurs,
mais de veiller comme un berger et d’appeler
tout ce qui risque de se perdre s’il s’endort. »
(Philippe Jaccottet, « Le travail du poète », dans Paroles dans l’air, dans Œuvres complètes, Paris, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 2014, p. 155.)
L’expérience oulipienne
Ouvroir de littérature potentielle : telle est la signification du mot « OuLiPo », sous la bannière duquel se regroupent mathématiciens et poètes. Parmi les plus connus, Raymond Queneau ou encore Jacques Roubaud. Un concept central de ce groupe est celui de contrainte, en tant que règle stimulant la créativité. Un exemple très célèbre est celui de La Cimaise et la Fraction, où les substantifs du célèbre poème de La Fontaine ont été remplacés par le septième qui suit dans le dictionnaire (S+7).
Cette période est aussi celle de la vogue du structuralisme, de réflexions théoriques sur le langage, qui ne furent pas sans influence sur la poésie. Ce sont, selon la terminologie de Jean-Michel Maulpoix, des poésies du « Figurer », du « Décanter » et du « Déchanter ».
Les années 1980 et le renouveau lyrique
- Dans les années quatre-vingts, plusieurs poètes jugent nécessaire de réintroduire du sentiment dans une poésie devenue de plus en plus expérimentale et réflexive, sans pour autant revenir au romantisme. On parle ainsi de « nouveau lyrisme » ou de « lyrisme critique ». On pourra lire dans un autre billet de ce blog une tentative de définition rapide de cette notion de « lyrisme critique ».
- Parmi les poètes concernés, on peut mentionner Jean-Michel Maulpoix, né en 1952, théoricien du lyrisme critique et auteur d’une très belle poésie en prose, qui s’attache notamment à peindre la mer, le ciel, la neige. L’an dernier, il faisait partie des auteurs proposés lors des écrits du baccalauréat littéraire. Son prochain recueil, intitulé Le voyageur à son retour, va paraître dans quelques jours.
- Différents sont les thèmes de prédilection de Marie-Claire Bancquart, dont la poésie, alternant prose et vers, s’intéresse au corps, à la fragilité de la vie, à la mort, à la vie quotidienne et aux grands mythes de l’humanité, tel celui d’Icare.
- On peut également citer les recueils de Béatrice Bonhomme, parmi lesquels Passant de la lumière et Mutilations d’arbres qui abordent la question du deuil, ou encore Les Gestes de la neige. Sous le titre de Kaléidoscope d’enfance, elle a écrit le texte d’un spectacle visuel et musical prenant la forme d’une lanterne magique.
► Voir aussi : « Dix poètes d’aujourd’hui »
► Voir aussi : « Tendances de la poésie contemporaine »
► Voir aussi : « La poésie d’aujourd’hui au féminin »
Les voix de la francophonie

Cet aperçu de la poésie française du XXe ne saurait omettre les grandes voix poétiques de la Francophonie. Nombreux sont les poètes qui s’expriment en langue française, en dehors des étroites limites de l’Hexagone. Ils font pleinement partie de la littérature française, qu’ils colorent de leur singularité et enrichissent d’un autre phrasé. Ils nous donnent à voir une autre vision du monde. On peut citer Léopold Sédar Senghor, Léon Gontran Damas, Aimé Césaire, Boris Gamaleya, René Depestre…
Pour conclure
Ce billet n’entendait pas autre chose que de poser quelques très modestes repères, utiles à ceux qui voudraient, sur l’invitation du Printemps des Poètes, explorer la poésie française du XXe siècle. Les omissions y sont nombreuses : je n’ai pas voulu me lancer dans une longue litanie des noms de poètes, et j’ai préféré insister sur ceux pour lesquels vous trouverez, ici même, de plus amples explications.

(Image d’en-tête : Une bibliothèque, ElasticComputeFarm, Pixabay, libre de réutilisation)
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