La poésie contemporaine est un continent aussi vaste qu’il est méconnu. Rarement placé à la lumière des projecteurs médiatiques, il demeure en retrait de l’actualité, fût-elle littéraire. Il s’agit pourtant d’un monde bien vivant, rythmé par des dizaines de publications annuelles, qui connaît un succès à son échelle, et qui mériterait d’être davantage connu. Pour vous aider à vous y repérer, je vous propose quelques (modestes) jalons.
Lyrisme vs. littéralisme
Certes, le clivage entre poètes dits « lyriques » ou « néo-lyriques » et poètes « littéralistes » est trop simpliste, trop binaire, pour réellement refléter la situation de la poésie contemporaine. Cela peut néanmoins être une première porte d’entrée sur ce continent poétique. Vous aurez, d’un côté, une poésie de la relation, de l’articulation entre le moi, l’autre et le monde, et qui pose la question de la possibilité d’un chant poétique aujourd’hui ; et, de l’autre côté, une poésie du langage, de la réflexion métadiscursive, et du refus des thèmes traditionnels.
Jean-Michel Maulpoix, poète défenseur du « lyrisme critique » Marie-Claire Bancquart défend une poésie du corps, de l’énigme, du mythe James Sacré lors d’une lecture à Paris
Source des trois images : Wikipédia.
Poètes philosophes et poètes philologues
Cette bipartition est formulée en des termes différents par Jean-Claude Pinson dans Habiter en poète (Champ Vallon, Seyssel, 1995). Pour lui, il y a bien deux esthétiques dominantes dans le champ de la littérature contemporaine, même s’il souligne en même temps qu’elles « s’entremêlent étroitement ou même échangent leur rôles » (p. 27) :
- « La première, que l’on peut qualifier de “spéculative”, est, par bien des côtés, une poétique préoccupée d’un “salut” par le sens (par exemple chez Yves Bonnefoy). » (p. 26)
- La seconde est désignée par Jean-Claude Pinson par l’expression de « poétique de la lettre » : elle « ne voit en la poésie, à la façon de Ponge, qu’un jeu qui puisse être source de “consolation” » (p. 26).
C’est ainsi que Jean-Claude Pinson, un peu plus loin dans le même ouvrage, distingue les « poètes-philosophes » et les « poètes-philologues » (p. 45). Rappelons qu’étymologiquement, le philosophe est celui qui aime la sagesse, et le philologue, celui qui aime le langage. Il y aurait donc, selon Jean-Claude Pinson, d’un côté, des poètes-penseurs, qui font de la poésie l’occasion d’une spéculation sur le monde et dont l’œuvre relève du « régime “romantique” de la modernité » (p. 45), et, de l’autre côté, des poètes qui insistent avant tout sur le langage, ce qui permet à Jean-Claude Pinson de parler de « régime “sémiotique”» (p. 45).
La classification de Jean-Michel Maulpoix
Vous trouverez sur le site Internet de Jean-Michel Maulpoix une présentation de la poésie contemporaine qui dépasse cette seule classification binaire, en proposant cinq catégories, associées à des décennies.
Les années cinquante : « Habiter »
Dans les années cinquante, autour de l’infinitif « Habiter », Jean-Michel Maulpoix regroupe les poètes de l’habitation du monde, pour lesquels importe la simplicité de la présence au monde. Il s’agit des poètes qui apparaissent sur la scène poétique dans l’après-guerre : Yves Bonnefoy, Philippe Jaccottet, André du Bouchet et Jacques Dupin sont les plus connus. On peut aussi mentionner, dans l’aire francophone, François Jacqmin (Belge) et Salah Stétié (Syrien).
Yves Bonnefoy Philippe Jaccottet Salah Stétié
Source des trois images : Wikipédia.
Les années soixante et soixante-dix : figurer et décanter
Les années soixante sont identifiées par Jean-Michel Maulpoix à l’infinitif « Figurer ». On assiste à un recentrage sur le langage même, de sorte que l’on se situe plutôt, pour faire simple, du côté des « poètes-philologues ». Les poètes cités dans cette catégorie sont notamment Michel Deguy, Denis Roche, Marcelin Pleynet, Christian Prigent, Jacques Roubaud… Mais ils sont eux-mêmes très différents entre eux.
Les années soixante-dix sont celles du littéralisme, de la « modernité négative », avec des poètes comme Emmanuel Hocquard, Claude Royet-Journoud, Anne-Marie Albiach… L’infinitif-titre choisi par Jean-Michel Maulpoix pour décrire cette période est « décanter, déchanter ».
Les années quatre-vingts : « articuler »
Les années quatre-vingts sont placées sous le signe de l’infinitif « articuler ». C’est l’époque du « nouveau lyrisme » ou « lyrisme critique », du « retour du sujet ». L’émotion, le sentiment retrouvent droit de cité. Il ne s’agit pas de revenir à un romantisme du sentiment exacerbé, jugé trop centré sur le « moi », mais d’articuler le moi et l’autre, le « je » et le « tu », l’individu et le monde.
Gabrielle Althen Valérie Rouzeau Jean-Michel Maulpoix
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Années quatre-vingt-dix : « aggraver »
Enfin, Jean-Michel Maulpoix parle pour les années quatre-vingt-dix de « l’aggravation » : poursuite de l’entreprise littéraliste, rapprochement de la poésie et des arts plastiques…
Pas de « mouvements » structurés
Jean-Michel Maulpoix lui-même ne présente pas cette classification décennale comme un ensemble de catégories étanches. Il est bien évident qu’un poète n’écrit pas seulement pendant dix ans. Il s’agit simplement de repères, qui aident à y voir plus clair dans le paysage poétique contemporain.
Que l’on parle du pôle littéraliste ou du pôle néo-lyrique, ou bien que l’on se concentre sur l’une des catégories proposées par Jean-Michel Maulpoix, il faut souligner la grande diversité des poètes et des œuvres concernés. On ne peut guère parler, pour la période contemporaine, de véritable « mouvement poétique », au sens de groupement structuré autour d’une esthétique cohérente et communément partagée par ses membres.
Une grande diversité formelle
Cette diversité se retrouve au niveau de la forme. La seule expression de « vers libre » désigne une pluralité de situations. Certains poètes en vers libres privilégient des longueurs de vers qui demeurent du même ordre de grandeur que dans le vers régulier (disons, entre 6 et 14 syllabes), tandis que d’autres font le choix de la plus grande irrégularité. Certains poètes en vers libres maintiennent des échos phoniques qui rappellent la rime, tandis que d’autres adoptent un ton beaucoup plus prosaïque.
Et de même pour le poème en prose, qui peut aller de textes tellement brefs qu’on est à la limite de la notion de prose, jusqu’à des textes de plusieurs pages.
Au-delà de ces deux grandes catégories, on trouve encore des versets, des poèmes-calligrammes, des poèmes dont les mots sont éclatés sur la page, des poèmes qui s’intègrent dans des productions plastiques…
Bref, il y en a pour tous les goûts !
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► Élitiste, la poésie contemporaine ?

(Image d’en-tête : Pixabay)
A reblogué ceci sur La tentation d'écrire.
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Tout à fait passionnant.
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Merci beaucoup !
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Belle « synthèse ». Mais où vais-je la ranger ? 😊
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Merci beaucoup! Vos articles sont toujours intéressants et j’apprécie votre intérêt approfondi pour la poésie d’aujourd’hui dont on a vraiment besoin .
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😎 des observations intéressantes… amusante, cette marche de 10 ans en 10 ans !
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