Béatrice Bonhomme, poète, est professeur à l’Université Nice Sophia-Antipolis, où elle a dirigé pendant plusieurs années le Centre Transdisciplinaire d’Épistémologie de la Littérature (CTEL) et créé un axe de recherches sur la poésie, « Poïéma ». Elle a fondé avec Hervé Bosio la revue Nu(e), qui publie depuis plus de vingt ans des numéros centrés sur un poète contemporain, en rapprochant poètes, critiques et plasticiens. Un ouvrage collectif sur son œuvre est récemment paru aux éditions Peter Lang. Elle a dirigé ma thèse sur Jean-Michel Maulpoix, et a gentiment accepté cet entretien.
- Vous avez consacré plusieurs travaux, dont une biographie, au poète français Pierre Jean Jouve. Qu’est-ce qui vous a séduite chez ce poète ?
L’œuvre de Jouve est une œuvre complexe, curieusement méconnue, loin d’être encore explorée, et qui conjugue, de manière déconcertante, méditation sur les enjeux de la pensée moderne, réflexion sur l’esthétique, confrontation avec la psychanalyse (suscitée par ses relations avec Blanche Reverchon, traductrice de Freud), puissant élan vers la libération du récit et du vers. À la suite de Baudelaire, il permet l’apparition de formes romanesques et poétiques modernes. C’est à la fois un romancier, un poète, un critique d’art (peinture et musique). C’est ce qui me séduit, cette puissance de création que je cherche à envisager sous toutes ces facettes. Je tente, en particulier, de mettre en évidence dans mes travaux l’influence considérable qu’il a exercée sur des poètes contemporains incontournables (Yves Bonnefoy, Salah Stétié, Bernard Vargaftig, Bernard Noël, Marie Etienne, Claude Louis-Combet, Heather Dohollau, …).
- Estimez-vous que Jouve mériterait d’être davantage connu ?
Je considère l’œuvre de Jouve comme fondatrice. La recherche sur Jouve, constitue, en effet pour moi, un objectif scientifique essentiel. J’ai pour souhait d’approfondir mon travail sur ce poète et de continuer à mettre en exergue les influences qui ont marqué son œuvre, tout d’abord l’œuvre reniée (Jules Romains, Romain Rolland, …), puis l’œuvre poétique à partir des années 25 (Baudelaire, Mallarmé, Hölderlin, …), mais également l’influence fondamentale, encore insoupçonnée, qu’il a, lui-même, exercée sur toute la poésie et le roman contemporains. Je renvoie les lecteurs intéressés au très beau site sur Pierre Jean Jouve que nous avons créé et qui est désormais en ligne, administré par un grand connaisseur de Jouve : Jean-Paul Louis-Lambert.
- Quel recueil recommanderiez-vous à quelqu’un qui voudrait découvrir l’œuvre de Jouve ?
Je conseillerais le roman de 1925, qui initie le cycle romanesque jouvien : Paulina 1880, qui est un très beau livre posant le problème de l’identité générique par ses formes multiples, récit poétique, poème en prose, aphorismes, Journal, et qui sait allier l’introspection, l’amour passionnel et le mysticisme.
- Vous avez également écrit un ouvrage sur Salah Stétié, que vous avez appelé lors d’une conférence « le passeur des deux rives ». Pouvez-vous nous en dire plus ?
Dans la poésie contemporaine, Salah Stétié tient une place aussi essentielle que créative car il a inventé une nouvelle langue qui a su marier les inflexions de la langue française à celles de la langue arabe. Le poète, né à Beyrouth en 1929, se trouve au carrefour de deux civilisations. Fils du Moyen-Orient, de religion islamique, il écrit sa poésie en français. Enraciné dans la tradition islamique qu’il a si parfaitement étudiée dans Les Porteurs de feu, et nourri de la poésie française moderne dont il partage l’aventure et les interrogations, Salah Stétié est donc tributaire d’une double appartenance. Ainsi le poète habite une langue – cette langue française dont il connaît toutes les subtilités et qu’il sait relier aux circularités du dire arabe. C’est un poète marqué par Pierre Jean Jouve, proche de Bonnefoy, et qui a su développer une poésie d’une extrême force et d’une belle originalité.
- Parallèlement à votre travail de recherche, vous avez publié plusieurs recueils de poésie, des récits, et une pièce de théâtre. Pensez-vous que la recherche stimule la création littéraire ? La réflexion théorique peut-elle aussi parfois devenir une gêne pour l’élan créateur ?
Je ne peux répondre que pour moi, pour qui tout est uni dans un même geste, création, recherche sur la littérature, position critique et enseignement. Ce qui peut-être gênant, ce sont plutôt les étiquettes que parfois l’on peut coller en vous cantonnant au seul rôle d’enseignant ou de critique littéraire. Le désir de création, pour moi, a été premier, il préexiste à tout le reste et c’est lui qui m’a donné envie ensuite d’étudier de plus près l’écriture d’autres créateurs et de transmettre ces connaissances. C’est un même geste de passeur qui, chez moi, donne envie tout d’abord de créer, puis d’analyser et de transmettre. ♦
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